Выбрать главу

Je me mis debout pour m’étirer. Difficile de ne pas se décourager. Peut-être Marc avait-il trouvé quelque chose de son côté ? J’essayai de l’appeler, mais il n’y avait pas de réseau dans le sous-sol.

Je me replongeai dans les dossiers de Joyce. Un mode d’emploi pour monter une armoire Ikea, des notices de fonctionnement et des bons de garantie : four, téléphone portable, lave-linge, machine à café… Stop. Je revins en arrière. La notice qui avait retenu mon attention était celle d’un téléphone prépayé. Le ticket de caisse qui était resté agrafé portait comme date le 30 mai 2005. Deux jours après l’enlèvement de Claire !

Je me remis debout, au comble de l’excitation. Dans les éléments de l’enquête que m’avait confiés Gladys, j’avais bien noté que les policiers avaient scruté les relevés téléphoniques de la ligne fixe et du portable « officiel » de Joyce. Mais cette dernière possédait manifestement un autre téléphone. Un modèle sans abonnement, à carte prépayée, beaucoup plus compliqué à tracer. Le plus troublant n’était pas tant l’existence de ce téléphone que le fait que Joyce en avait fait l’acquisition quelques dizaines d’heures après l’enlèvement de Claire. Les hypothèses se bousculèrent dans ma tête, mais j’essayai de ne pas m’emballer. Galvanisé, je me remis au travail. La chance appelle la chance.

Les habits.

Un épisode important de mon adolescence s’était joué à cause d’un costume. Ma mère, qui redoutait que mon père la trompe, avait mis au point un système élaboré de surveillance (je vous parle d’un temps préhistorique, avant Internet, Facebook, les logiciels mouchards et les sites de rencontre). Mon père était très prudent, mais il avait suffi d’une fois. Il suffit toujours d’une fois. Une note d’hôtel oubliée dans la poche d’un costume. Ma mère était tombée dessus en emportant le complet au pressing. Comme elle ne supportait pas de vivre dans le mensonge, elle avait quitté son mari, renoncé à la maison accueillante et à la vie douce que nous avions à Antibes. Elle était retournée à Paris — ou plutôt en banlieue parisienne. Et moi, je l’avais suivie. Contraint et forcé, j’avais quitté mes amis, la quiétude du vieux collège Roustan, la possibilité d’aller voir la mer tous les jours, les balades dans la pinède ou sur les remparts. Je l’avais suivie dans le gris et le béton de l’Essonne. Une part de moi l’admirait pour ce choix ; l’autre la détestait.

J’appliquai le même traitement aux habits de Joyce et fis les poches à toutes ses robes, tous ses blousons, vestes, chemisiers et pantalons. J’y trouvai un ticket de métro, un stylo, de la monnaie, des tickets de courses, des bons de réduction, un tampon, un tube d’aspirine, une carte de visite…

Une carte de visite qui ne portait qu’un nom et un numéro de téléphone. Je l’observai avec attention :

Florence Gallo
(212) 132 — 5278

Ce nom m’était familier. À coup sûr, je l’avais vu ou on m’en avait parlé récemment. Je tombais d’épuisement. Des fourmis couraient dans mes membres, la poussière me piquait les yeux, mais mon cœur battait fort. C’était une sensation agréable. Celle de savoir que l’on a mis le doigt sur quelque chose d’important et d’être persuadé que l’on finira par trouver quoi. Je comprenais la passion de Caradec pour son ancien métier.

L’air s’était rafraîchi. Je couvris mon fils avec ma veste et je quittai les lieux en calant sous la poussette le maximum de pochettes cartonnées pour pouvoir encore les étudier à l’hôtel. Je demeurai un moment dans le hall du garde-meuble — sous le regard toujours aussi peu bienveillant de l’étudiant boutonneux — pour commander un VTC sur l’application de mon téléphone. En l’attendant, je tentai à nouveau de joindre Marc, mais mon appel sonna dans le vide. Dans la foulée, j’essayai d’appeler cette Florence Gallo : « Le numéro de votre correspondant n’est plus attribué. » Puis un SMS sur mon téléphone me prévint que ma voiture était arrivée. Je quittai l’enceinte des Grounds Towers et rejoignis la berline. Aimable, le chauffeur m’aida à plier la poussette et à la charger avec les dossiers cartonnés dans le coffre.

Je m’installai à l’arrière avec Théo dans les bras en prenant garde à ne pas le réveiller. Intérieur cuir, musique classique, bouteille d’eau. La voiture roulait dans la nuit. Spanish Harlem. Upper East Side. Central Park. À mon tour, j’avais fermé les yeux. Je sentais le souffle précieux de mon fils dans mon cou. Alors que je commençais à me laisser aller à une douce somnolence, une image traversa mon esprit et je lançai soudain au chauffeur :

— Stop ! Arrêtez la voiture, s’il vous plaît !

Il mit son clignotant et se gara en double file en allumant ses feux de détresse.

— Pouvez-vous déverrouiller le coffre ?

Je sortis en me contorsionnant. Mon fils ouvrit un œil inquiet :

— Fifi, il est là ?

— Hé, oui, bien sûr qu’il est là, répondis-je en attrapant le chien en peluche. Fais-lui un gros câlin.

Je fouillai dans le coffre et, avec ma seule main libre, je saisis la pochette contenant les articles de journaux. Je savais à présent qui était Florence Gallo : c’était la journaliste qui avait signé tous les articles du New York Herald découpés par Joyce. Je regardai les dates des papiers : ils avaient tous été écrits entre le 14 et le 20 juin 2005. Une période correspondant à la semaine qui avait suivi la venue de Joyce en France. Je me remémorai les images du journal télévisé où je l’avais vue si abattue. Une hypothèse folle traversa mon esprit : et si l’affaire Claire Carlyle n’était qu’une suite tragique de l’affaire Joyce Carlyle ? Si la malédiction des Carlyle avait pour origine non pas l’enlèvement de Claire, mais un autre événement plus ancien, lié directement à sa mère ? En tout cas, une chose était certaine : à la manière de poupées gigognes, mes investigations recouvraient une enquête à plusieurs tiroirs.

Je remontai en voiture avec mon fils. J’avais appris beaucoup de choses cette nuit. D’abord que Joyce s’était procuré un téléphone intraçable, deux jours seulement après l’enlèvement de sa fille. Puis que, dans la semaine qui avait suivi son retour de Gironde, elle était entrée en contact avec une journaliste d’investigation, sans doute pour lui confier quelque chose d’important.

Quelques jours plus tard, elle était morte.

Le véhicule se remit en route. Un frisson me parcourut l’échine.

Je n’en avais pas la moindre preuve, mais j’avais à présent la conviction que Joyce Carlyle avait été assassinée.

3.

L’autoroute ayant le pouvoir de le faire somnoler comme un mauvais film, Caradec avait choisi d’emprunter les chemins de traverse pour rentrer à Paris. Il s’arrêta dans une station-service à la sortie de Vitry-le-François. Son voyant d’huile s’était rallumé depuis quelques kilomètres. La station allait fermer, mais le « petit jeune » qui était en train d’arrêter les pompes accepta de lui faire un plein. Marc lui tendit un billet.

— Rajoute-moi de l’huile et laisse le bidon dans le coffre.

Dans le magasin, il acheta le dernier sandwich disponible. Pain nordique industriel et saumon bourré de toxiques. Il sortit le déguster à l’extérieur tout en vérifiant son portable. Il découvrit un SMS de Malika Ferchichi, l’aide médico-psychologique du foyer Sainte-Barbe. Un message aussi surprenant que laconique :

Si vous voulez m’inviter à dîner…

J’ai du temps en fin de semaine. M.F.

Immédiatement, le souvenir de l’odeur entêtante du corps de la jeune femme revint flotter dans son esprit. Des effluves de mandarine, de poire et de muguet. Une lueur dans la nuit de son âme.