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Les livres ne sont pas des enfants.

Les livres ont une singularité qui confine à la magie : ils sont un passeport pour l’ailleurs, une grande évasion. Ils peuvent servir de viatique pour affronter les épreuves de la vie. Comme l’affirme Paul Auster, ils sont « le seul lieu au monde où deux étrangers peuvent se rencontrer de façon intime ».

Mais ce ne sont pas des enfants. Rien ne peut être comparé à un enfant.

3.

À ma grande surprise, Natalie était retournée travailler dix jours après avoir accouché. Ses horaires à rallonge et ses nombreux voyages ne lui avaient guère permis de vivre pleinement les premières semaines — aussi magiques que terrifiantes — qui suivent une naissance. Cela n’avait pas paru l’affecter outre mesure. Je compris pourquoi lorsque, un soir, en se déshabillant dans le dressing qui prolongeait notre chambre, elle m’annonça d’une voix éteinte :

— Nous avons accepté une proposition de Google. Ils vont prendre une part majoritaire dans le capital de l’entreprise.

Stupéfait, il m’avait fallu plusieurs secondes pour articuler :

— Tu es sérieuse ?

L’air absent, elle avait retiré ses escarpins, s’était massé une cheville douloureuse avant de m’assener :

— Tout à fait. Dès lundi, je pars travailler avec mon équipe en Californie.

Je l’avais dévisagée, hagard. Elle venait de faire douze heures d’avion, mais c’était moi qui me retrouvais en plein jet lag.

— Ce n’est pas une décision que tu peux prendre toute seule, Natalie ! On doit en discuter ! Il faut qu’on…

Abattue, elle s’était assise sur le bord du lit.

— Je sais bien que je ne peux pas te demander de me suivre.

J’étais sorti de mes gonds.

— Mais je suis obligé de te suivre ! Je te rappelle que nous avons un bébé de trois semaines !

— Ne crie pas ! J’en suis la première consternée, mais je ne vais pas y arriver, Raphaël.

— Arriver à quoi ?

Elle avait fondu en larmes.

– À être une bonne mère pour Théo.

J’avais tenté de la contredire, mais elle m’avait plusieurs fois opposé cette phrase terrible qui trahissait ce qu’elle avait sur le cœur : « Je ne suis pas faite pour ça. Je suis désolée. »

Lorsque je lui avais demandé comment elle envisageait concrètement notre avenir, elle avait braqué sur moi un regard incertain avant d’abattre la carte qu’elle gardait dans sa manche depuis le début de cette conversation :

— Si tu veux élever Théo à Paris, tout seul, je n’y vois pas d’inconvénient. Pour être honnête, je pense même que c’est la meilleure solution pour nous tous.

J’avais acquiescé, muet, abasourdi par l’immense soulagement que je lisais sur son visage. Elle, la mère de mon fils. Puis un silence de plomb s’était installé dans notre chambre et Natalie avait avalé un somnifère avant de s’allonger dans l’obscurité.

J’étais rentré en France dès le surlendemain, retrouvant mon appartement de Montparnasse. J’aurais pu employer une nounou, mais je n’en fis rien. J’étais fermement décidé à voir grandir mon fils. Et surtout, je vivais dans la hantise de le perdre.

Pendant plusieurs mois, chaque fois que mon téléphone sonnait, je m’attendais à entendre l’avocat de Natalie m’annoncer que sa cliente avait changé d’avis et qu’elle demandait la garde exclusive de Théo. Mais cet appel cauchemardesque n’est jamais arrivé. Vingt mois venaient de s’écouler sans que je reçoive aucune nouvelle de Natalie. Vingt mois qui étaient passés comme un souffle. Autrefois rythmées par l’écriture, mes journées étaient désormais scandées par les biberons, les petits pots, les changements de couche, les balades au parc, les bains à 37 °C et les lessives à répétition. Elles étaient aussi minées par le manque de sommeil, l’inquiétude à la moindre poussée de fièvre et la crainte de ne pas être à la hauteur.

Mais je n’aurais échangé cette expérience pour rien au monde. Comme en témoignaient les cinq mille photos stockées sur mon téléphone portable, les premiers mois de la vie de mon fils m’avaient entraîné dans une aventure fascinante dont j’étais davantage l’acteur que le metteur en scène.

4.

Avenue du Général-Leclerc, la circulation se fluidifia. Le taxi accéléra, avec en ligne de mire le haut clocher de Saint-Pierre-de-Montrouge. Place d’Alésia, le véhicule s’engagea sur l’avenue du Maine. Éclaboussures de soleil entre les branches. Façades blanches en pierre de taille, myriades de petits commerces, hôtels bon marché.

Alors que j’avais prévu d’être absent de Paris pendant quatre jours, j’étais finalement de retour quelques heures après mon départ. Pour lui signaler mon arrivée précipitée, je pianotai un SMS à l’intention de Marc Caradec, le seul homme en qui j’avais suffisamment confiance pour lui confier la garde de mon fils. La paternité m’avait rendu parano, comme si les histoires de meurtres et d’enlèvements que je mettais en scène dans mes polars pouvaient contaminer ma vie familiale. Depuis sa naissance, je n’avais permis qu’à deux personnes de s’occuper de Théo : Amalia, la gardienne de mon immeuble, que je connaissais depuis près de dix ans, et Marc Caradec, mon voisin et ami, un ancien flic de la BRB qui répondit à mon message dans la foulée :

Ne t’inquiète pas. Boucles d’or dort toujours.

J’attends son réveil de pied ferme : j’ai branché la machine à biberons, sorti la compote du frigo et ajusté la chaise haute.

Tu me raconteras ce qui s’est passé.

À tout de suite.

Soulagé, je réessayai d’appeler Anna, mais tombai de nouveau sur son répondeur. Portable coupé ? Batterie déchargée ?

Je raccrochai et me frottai les yeux, encore sonné par la vitesse avec laquelle mes certitudes avaient basculé. Dans ma tête, je repassais le film de la veille et je ne savais plus quoi penser. La bulle de bonheur dans laquelle nous avions vécu n’était-elle qu’une apparence masquant une réalité peu reluisante ? Fallait-il que je m’inquiète pour Anna ou que je me méfie d’elle ? Cette dernière question me donna la chair de poule. C’était difficile de penser à elle en ces termes alors que, quelques heures plus tôt, j’étais convaincu d’avoir trouvé la bonne personne : celle que j’attendais depuis des années et avec qui j’étais bien décidé à avoir d’autres enfants.

J’avais rencontré Anna six mois plus tôt, une nuit de février, aux urgences pédiatriques de l’hôpital Pompidou où j’avais débarqué à 1 heure du matin. Théo souffrait d’une fièvre brutale et persistante. Il se recroquevillait sur lui-même et refusait toute nourriture. J’avais cédé à la tentation absurde d’entrer la liste de ses symptômes sur un moteur de recherche. Au fil des pages Web, je m’étais persuadé qu’il souffrait d’une méningite foudroyante. En pénétrant dans la salle saturée de l’hôpital, j’étais mort d’inquiétude. Devant le temps d’attente, je m’étais plaint à l’accueil : j’avais besoin d’être rassuré rapidement, je voulais que l’on soigne mon fils maintenant. Il allait peut-être mourir, il…

— Calmez-vous, monsieur.

Une jeune femme médecin était apparue comme par magie. Je l’avais suivie dans une salle d’examen où elle avait ausculté Théo sous toutes les coutures.

— Votre bébé a les ganglions gonflés, avait-elle constaté en palpant son petit cou. Il souffre d’une inflammation des amygdales.