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Je n’ai même pas le temps d’explorer la maison que déjà j’entends un bruit de moteur. Étrangement, je suis très calme à présent, même si j’ai bien conscience que cette chance ne se représentera jamais. Les médicaments engourdissent mon corps et mon esprit, mais je ne vais pas m’écrouler. Du moins, pas encore. L’adrénaline et la peur contrebalancent les effets de l’anxiolytique. J’ai repéré un objet. Le premier que j’aie aperçu en découvrant la pièce : une lampe en bronze qui pèse son poids. J’enlève l’abat-jour et j’arrache le fil électrique. Je me poste derrière la porte alors que je l’entends arriver. Mes sens sont décuplés, je le devine en train de courir, mais j’entends aussi le bruit du moteur qui continue à tourner. Pourquoi ? Parce qu’il a paniqué. Il a dû réaliser qu’il avait oublié de verrouiller la porte. Et je sais que c’est un peureux. Un inquiet. Un sans-couilles.

La porte s’ouvre. Je suis posée. Je n’ai plus peur. J’attends ce moment depuis si longtemps. Je sais parfaitement que je n’ai droit qu’à un coup. Quitte ou double. J’ai les mains moites, mais je tiens fermement le pied de lampe au-dessus de mes épaules. De toutes mes forces, je le lui abats sur le crâne au moment précis où il relève la tête. Devant mes yeux, le mouvement se décompose comme au ralenti. Je vois d’abord sa surprise qui crispe son visage, puis le pied tranchant de la lampe qui vient lui fendre l’arête du nez, déformant ses traits dans un cri de douleur. Il chancelle, glisse et perd l’équilibre. Je lâche mon arme qui soudain pèse à nouveau une tonne et j’enjambe son corps.

2.

Je suis dehors.

La nuit, la pluie, l’ivresse. La peur.

Je cours devant moi sans me poser de questions. Je suis pieds nus — depuis tout ce temps, jamais il n’a daigné me donner la moindre paire de chaussures —, seulement vêtue d’un bas de survêtement étriqué et d’un vieux tee-shirt à manches longues.

La terre. La boue. La silhouette du pick-up au milieu du chemin, phares allumés. Je fais l’erreur de me retourner. Kieffer est sur mes talons. Mon sang se glace. J’ouvre la portière, la referme, mets une éternité à trouver le système de verrouillage centralisé. Un rideau de pluie dégouline sur le pare-brise. Un coup. Kieffer tambourine contre la vitre, le visage déformé par la haine, les yeux fous. J’essaie de faire abstraction de cette pression. Je regarde le tableau de bord, la boîte de vitesses. Je n’ai jamais conduit de ma vie, mais d’après ce que je crois comprendre, c’est une bagnole automatique. À New York, j’ai déjà vu des femmes chaussées de Jimmy Choo avec des talons de douze centimètres et des ongles parfaitement manucurés au volant d’énormes Porsche Cayenne. Je ne suis pas plus bête que…

Le choc me fait hurler. La vitre vient de voler en éclats. Mon cœur lâche. Kieffer est allé chercher une barre de fer. Il la lève pour assener un nouveau coup. Je m’avance sur le siège et appuie sur la pédale. Le pick-up se met en mouvement. Un coup d’essuieglace. Je suis sur un chemin forestier. Autour de moi, les ténèbres. Des buissons inquiétants, un ciel sale, la silhouette noire d’arbres menaçants. Je suis prudente. Surtout ne pas me planter maintenant. Au bout de cent mètres, la route boueuse devient légèrement plus large. À droite ou à gauche ? Je prends la direction qui descend et j’accélère encore. Quelques virages bien négociés et je reprends confiance. J’allume le plafonnier et je découvre un sac sur le siège passager. Mon sac en toile jaune ! Celui que je portais le jour de mon enlèvement. Je n’ai pas le temps de m’interroger sur la raison de sa présence ici, car j’entends un bruit de moteur derrière moi. Je tire le rétro dans le bon angle pour apercevoir Kieffer sur sa moto, lancé à mes trousses. J’accélère, j’essaie de mettre de la distance entre lui et moi, mais il se rapproche inexorablement. Le sol est glissant. J’accélère encore. Un autre virage. Cette fois, la voiture quitte la route et heurte un rocher. Je tente une marche arrière, mais le pick-up s’est enlisé.

La terreur gicle dans mes veines. Je prends le sac et je sors de la voiture. Mes pieds s’enfoncent dans la gadoue. La moto est à quelques mètres et va me rattraper. Je ne peux pas rester sur le chemin principal. Alors je coupe par la forêt. Je cours. Je cours. Les branchages me lacèrent le visage, les ronces me déchirent la peau, les pierres écorchent mes pieds, mais cela me fait du bien. Je cours. Pendant quelques secondes, je suis libre, je suis vivante et il n’y a rien de meilleur au monde. Je cours. Je fais corps avec la nature qui m’entoure. Je suis la pluie qui me trempe, je suis la forêt qui me protège et qui m’avale, je suis le sang qui pulse dans mon cœur. Je cours. Je suis l’effort qui m’épuise, le gibier blessé qui refuse l’hallali.

Soudain, le sol se dérobe et je dégringole sur plusieurs mètres, serrant toujours le sac contre ma poitrine. J’atterris sur une route goudronnée, sans aucun éclairage. Je n’ai pas le temps de reprendre mon souffle que déjà j’entends le bruit de la moto qui a retrouvé ma trace. Je fais volte-face pour partir dans la direction opposée. Un virage. Puis soudain deux phares aveuglants, le hurlement d’un klaxon qu’on écrase. Une collision.

Un grand trou noir.

Je ne cours plus.

3.

Crissement de pneus.

Bruit de moteur qui faiblit.

J’ouvre les yeux.

La nuit encore ; émaillée de halos jaunâtres autour des lampadaires. Je suis allongée dans le recoin d’un parking en plein air. J’ai le dos en compote, une migraine qui m’étourdit, une douleur au niveau des hanches. Je saigne à la tête. Mon sac en toile est posé à côté de moi.

Mais qu’est-ce que je fous là ?

Des larmes coulent sur mes joues. Peut-être que je rêve. Peut-être que je suis morte. Je pousse sur les bras pour me relever. Non, la mort ne peut pas ressembler à ça.

Je ramasse « mon » sac et l’ouvre pour en détailler le contenu. Je pense avoir des hallucinations, car, à l’intérieur, il y a des liasses et des liasses de billets. Des milliers d’euros, sans doute plusieurs dizaines de milliers. Tout est tellement confus dans ma tête que je ne me pose même pas la question de savoir pourquoi l’autre malade transportait une telle somme d’argent dans son pick-up. Dans l’une des poches latérales, je trouve également un épais cahier bleu cartonné ainsi qu’une carte de téléphone et, à cet instant précis, ce sésame me paraît avoir plus de valeur que les milliers d’euros. Je fais quelques pas sur le goudron. Je suis au milieu d’une construction en forme de U. Le premier bâtiment est assez ancien, en brique brune, avec un toit d’ardoises. L’autre est moderne, un parfait parallélépipède de béton et de verre.

Un bruit de moteur, un gyrophare bleu qui clignote, une ambulance qui déboule dans le parking. J’ai la peur au ventre. À tout instant, je m’attends à voir surgir Kieffer. Il faut que je quitte cet endroit. Mais pour aller où ? En me faufilant entre les voitures, je remarque un panneau lumineux : « Centre hospitalier de Saverne ». A priori, je me trouve devant un hôpital. Mais qui m’a amenée ici ? Pourquoi dans cette arrière-cour ? Combien de temps s’est écoulé depuis que j’ai perdu connaissance ?

Un moment, j’hésite à entrer dans le hall, mais j’y renonce. Il faut que j’appelle ma mère. Je n’ai confiance qu’en elle. Elle saura me guider et me dire quoi faire.

Je quitte l’enceinte et poursuis mon chemin sur une route à deux voies bordée de pavillons. Un panneau indique que le centre-ville est proche. Je marche. La pluie a cessé et à présent l’air est presque doux. Je ne sais toujours pas quelle heure il est ni quel jour nous sommes. En passant devant une habitation, je remarque le petit porche qui surmonte une porte d’entrée devant laquelle tous les membres d’une famille ont laissé sécher leurs impers et leurs chaussures pleines de boue. J’escalade la clôture et m’empare d’un coupe-vent et de la paire de baskets qui doit appartenir à la mère de famille. Presque ma taille, je pense en les enfilant et en coinçant sous le paillasson deux billets de cinquante euros que j’ai piochés dans le sac.