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Je marche. J’ai le tournis. Je n’arrive toujours pas à croire que je suis libre. Je pense que je vais me réveiller d’un instant à l’autre. Je marche. Comme une somnambule. Cette fois, les médicaments me cassent les jambes et embrument mon esprit. Je marche. Et bientôt, j’arrive à Saverne, place de la Gare. Son horloge marque 1 h 55 du matin. Plus loin, un panneau prévient : « Strasbourg 54 km ». Donc, je suis dans l’est de la France. ça n’évoque absolument rien pour moi. On m’aurait dit que je me trouvais à Lausanne ou à Brest que je n’aurais pas cillé davantage. Tout me paraît tellement irréel.

La place est déserte à l’exception de deux SDF qui dorment devant des vitrines de magasin. À l’entrée de la gare, il y a une cabine téléphonique. J’entre à l’intérieur, mais je ne ferme pas la porte. Une odeur d’urine, poisseuse et asphyxiante, contamine le « sarcophage ». Mes mains tremblent au moment d’introduire la carte de téléphone dans la fente. Je vérifie qu’il reste des unités et essaie de déchiffrer l’affiche plastifiée qui présente les instructions pour téléphoner à l’étranger. Je lis, mais je ne comprends rien, car le mode d’emploi est recouvert de graffitis tous plus cons les uns que les autres : « C’est ça la France ! », « Nelly aime sucer des vieilles bites », « Le gewurztraminer vaincra », « Anne-Marie a le choix dans la date / Anne-Marie a le doigt dans la chatte », « Je suis un poète ».

Au bout de cinq minutes et après plusieurs manipulations, je finis par obtenir une tonalité. Six sonneries s’égrènent avec une lenteur désespérante quand enfin ma mère décroche. C’est là ma véritable libération :

— Maman, c’est moi, c’est Claire ! Je me suis échappée, maman ! Je me suis échappée.

Mais, à l’autre bout du fil, ce n’est pas ma mère. C’est une dame qui m’explique tranquillement que ma mère est morte il y a déjà deux ans.

D’abord, j’ai l’impression que l’information ne m’atteint pas, que mon cerveau la refuse. Mes oreilles bourdonnent et me font très mal, comme si on m’enfonçait des clous dans les tympans. Puis l’odeur d’urine me monte à la tête. Je m’agenouille pour vomir. Mais je n’en ai même pas la force. Et, à nouveau, je sombre dans un grand trou noir.

4.

Il était 6 heures du matin lorsque j’ai repris connaissance. Comme un zombie, je suis entrée dans la gare et j’ai trouvé une place dans un train pour Paris.

Je me suis effondrée sur mon siège, le visage collé à la vitre, et à nouveau je me suis assoupie jusqu’à ce qu’un contrôleur me tire de mon sommeil. Comme je n’avais pas mon « titre de transport », j’ai payé l’amende et le prix du billet en liquide. Le type a encaissé mon argent sans tiquer. Je crois que lui-même n’était pas bien réveillé. Puis je me suis rendormie aussitôt. Un mauvais sommeil peuplé de songes incertains. Je me souviens seulement qu’un peu après Reims le train s’est arrêté au milieu de nulle part et qu’il est resté immobilisé pendant plus d’une heure et demie. Dans le wagon, les gens râlaient. Leurs invectives me faisaient penser aux graffitis vulgaires de la cabine téléphonique : « Pays de merde », « Pas un mec pour nous expliquer ce qui se passe », « Encore une de leurs putains de grèves », « Vivement qu’on les privatise »…

Puis le train a fini par repartir et, à cause du retard, n’est arrivé qu’à 10 h 30 à Paris.

Et maintenant ?…

Pendant toute la seconde moitié du trajet, je n’ai cessé de penser à Candice Chamberlain.

Candice était une jeune fille très gentille et très jolie qui habitait à cent mètres de chez moi à Harlem. Elle était plus âgée que moi, mais on se parlait souvent quand on rentrait du collège. C’était une bonne élève, une fille bien qui voulait s’en sortir. Elle m’avait prêté des livres, donné des conseils judicieux et mise en garde contre pas mal d’illusions.

Un jour, pourtant, un peu après son seizième anniversaire, elle a suivi une bande de garçons qui habitaient dans les Baumer Appartments, un complexe d’HLM situé au-delà de la 150Rue. Je ne sais pas pourquoi elle, d’ordinaire si réservée et si prudente, s’est laissé embarquer dans cette galère, ni comment les choses se sont déroulées précisément. Tout ce que je sais, c’est que les types l’ont gardée enfermée dans un local à poubelles désaffecté au sous-sol de l’un des bâtiments. Tout ce que je sais, c’est qu’ils l’ont violée à tour de rôle pendant des jours, et qu’il a fallu deux semaines aux flics pour la retrouver et la libérer.

Après quelques jours d’hospitalisation, Candice est revenue habiter chez ses parents, sur la 134Rue, près de l’église épiscopale. À partir de ce moment-là, les médias se sont déchaînés. Nuit et jour, des reporters, des photographes et des paparazzis ont fait le siège de la maison des Chamberlain. Chaque matin, en allant à l’école, je voyais les journalistes et les caméramans qui tournaient des images pour illustrer leurs interventions en direct pour les chaînes locales et nationales.

Plusieurs fois, le père de Candice a demandé aux médias de respecter la douleur de sa fille et de foutre le camp, mais personne ne l’a écouté. Candice était noire, l’un des violeurs était blanc. Les communautés et les hommes politiques essayaient d’instrumentaliser un drame qui, à mon avis, relevait plus de la barbarie que d’un quelconque problème racial.

J’avais onze ou douze ans à l’époque et cet épisode m’avait traumatisée. Que foutaient tous ces adultes devant cette maison ? Ces gens-là avaient fait des études. Qu’attendaient-ils, groupés en meute, pressés devant cette clôture ? Qu’attendaient-ils, en fouillant dans les poubelles du passé, espérant tomber sur le témoignage d’un voisin, d’une voisine, d’un ami d’enfance qu’ils charcuteraient, sortiraient de son contexte, tritureraient à l’infini, se délectant de cette huile nauséabonde qu’ils rajoutaient eux-mêmes sur le feu ? « C’est le principe de la liberté d’informer », m’a répondu l’une des reporters à qui j’ai posé la question un soir en rentrant du collège. Mais informer de quoi ? Une jeune fille avait vécu l’innommable et sa famille souffrait avec elle. Fallait-il en rajouter dans l’agression et le voyeurisme ? Fallait-il vraiment produire ces images n’ayant d’autre fin que d’alimenter des conversations de bistrot et de faire frémir une audience pour vendre des encarts publicitaires débiles ?

Et ce qui devait arriver arriva. Un matin, Mme Chamberlain découvrit le corps de sa fille allongé dans la baignoire remplie d’une eau couleur de sang. Candice s’était tranché les poignets pendant la nuit. Autant que je sache, mon amie n’a pas laissé de lettre pour expliquer son geste, mais j’ai toujours pensé qu’elle avait basculé en prenant conscience qu’elle n’aurait plus jamais une vie normale. Dans le regard des autres, elle serait toujours la fille qui s’est fait violer dans les poubelles des Baumer Appartments.

Fou de douleur, son père, Darius Chamberlain, s’était emparé de son fusil et était sorti sur la terrasse. Très calme, il avait chargé son arme et pris tout son temps avant de tirer plusieurs fois dans le tas, blessant grièvement la journaliste qui m’avait fait la leçon sur « le principe de la liberté d’informer » et tuant un caméraman qui avait lui-même deux enfants.