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Depuis ce jour-là, je n’ai plus aucune illusion. Chez l’autre taré de Kieffer, il y avait des livres. C’est la seule distraction qu’il m’a autorisée : une petite bibliothèque qu’il avait installée dans ma cellule sur des étagères. De vieux livres de philosophie et de psychologie ayant appartenu à sa mère. Pendant deux ans, à part un peu d’écriture sur des cahiers que Kieffer confisquait dès qu’ils étaient pleins, je n’ai pas eu d’autre passe-temps que la lecture. J’ai lu et relu certains livres au point d’en connaître certains passages par cœur. « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour », écrit Freud dans Malaise dans la civilisation. Oui, l’homme est son pire prédateur. L’homme est en guerre contre lui-même. Au plus profond de lui, l’homme est habité par la violence, l’agressivité, la pulsion de mort, la volonté de dominer son semblable et de l’asservir en l’humiliant.

5.

Gare de l’Est. Les escalators sont en panne. En grimpant les marches des escaliers, j’ai du mal à résister à la foule qui me piétine et m’emporte comme une vague. Alors que je me sens défaillir, je trouve refuge dans le café impersonnel d’une chaîne de restauration. Comme l’endroit est bondé, je suis obligée de m’asseoir au comptoir. J’ai des gargouillis dans le ventre. J’avale un chocolat et deux croissants. Des larmes coulent sur mes joues, mais j’essaie de les retenir pour ne pas me faire remarquer par le serveur. Déjà que je suis habillée n’importe comment.

Et maintenant ?

Je ne veux pas finir comme Candice, mais je sais que moi non plus je ne pourrai plus jamais avoir une vie normale. Dans le regard des autres, je serai toujours la fille qui a été détenue et violée pendant plus de deux ans par un psychopathe. ça sera mon étiquette. Indélébile. Je serai cette bête de foire obligée de répondre aux questions. Qu’est-ce que le monstre vous faisait ? Combien de fois ? Comment ? La police voudra savoir. La justice voudra savoir. Les journalistes voudront savoir. Je répondrai, mais chaque réponse entraînera une autre question. Ils en demanderont toujours plus. Encore. Que je déballe tout. Encore et encore.

Peut-être qu’un jour je tomberai amoureuse. Je rencontrerai un homme qui m’aimera, qui me fera rire et qui respectera aussi bien mon indépendance que mon besoin d’être protégée. ça me plaît de penser ça. D’imaginer notre rencontre, comme dans un film. ça arrivera quand je m’y attendrai le moins. Enfin, c’est comme ça que je le projette dans ma tête. Et viendra un moment où il apprendra qui je suis. La fille enlevée par Kieffer. Une étiquette qui masque toutes les autres. Et peut-être qu’après ça il m’aimera encore, mais plus comme avant. Avec plus de compassion et plus de pitié. Mais je n’en veux pas de cette pitié. Je ne veux pas être cette fille dans le regard des autres.

Je tremble. J’ai froid. Déjà, je ne ressens plus mon évasion comme une victoire et une libération. Je suis forte. Je peux me relever de tout. J’ai enduré deux ans d’enfer. Je ne veux pas redevenir une bête apeurée. Après avoir été la proie d’un psychopathe, il n’est pas question que je troque un enfer contre un autre.

Mes yeux se ferment. Je suis épuisée. Le contrecoup physique et psychologique des dernières heures que je viens de vivre. Assise sur mon tabouret, je lutte pour ne pas m’écrouler. Je revois l’image de ma mère et des larmes se remettent à couler. Je ne connais pas les circonstances de sa mort, mais je sais déjà que, dans un sens, c’est moi qui l’ai tuée.

Le temps s’est dilaté. Je n’ai plus de repères. Dans ma tête, certaines choses sont limpides, d’autres totalement confuses.

Soudain, sur l’écran de télévision accroché dans un coin du café, j’aperçois des images qui me semblent surréalistes. Une véritable hallucination. Je me frotte les paupières et je tends l’oreille pour écouter le présentateur de la chaîne d’infos :

« Découverte macabre en Alsace où un important incendie s’est déclaré tôt ce matin dans une habitation de la forêt de la Petite Pierre à proximité de la ville de Saverne.

« Alertés par un gendarme, les pompiers se sont déployés efficacement pour venir à bout des flammes qui commençaient à s’étendre aux zones boisées environnantes. L’enquête devra déterminer les causes de l’incendie, car, après cette intervention, les soldats du feu ont découvert au moins quatre corps dans cette maison qui appartenait à Heinz Kieffer, un architecte allemand qui… »

Mon cœur se déchire. Une boule se forme dans ma gorge et bloque ma respiration.

Fuir.

Je pose un billet sur le comptoir et me lève sans attendre ma monnaie. J’attrape mon sac et je quitte le café.

Claire Carlyle n’existe plus.

Désormais, je suis quelqu’un d’autre.

Troisième jour, le matin

L’affaire Joyce Carlyle

14

Angel Falls

Celui qui craint les eaux, qu’il demeure au rivage.

PIERRE DE MARBEUF
1.

La nuit avait été courte.

Fragmenté, anxieux, chahuté, mon sommeil ne s’était pas prolongé au-delà de 6 heures du matin. Une fois levé, après une douche qui m’avait redonné un peu de tonus, j’avais refermé la porte coulissante séparant la chambre — dans laquelle mon fils continuait à dormir — d’un petit salon avec un bow-window qui dominait les eaux encore sombres de l’Hudson. Là, je m’étais préparé un expresso avant d’allumer mon ordinateur portable et de consulter mon téléphone. Caradec avait cherché à me joindre, et m’avait laissé un message. J’essayai de le rappeler, mais tombai sur son répondeur. Merde. Pourquoi Marc ne répondait-il pas ? J’étais davantage contrarié que véritablement inquiet. Caradec n’était pas un accro du portable. Tel que je le connaissais, il était même capable d’avoir oublié son chargeur à Paris en partant enquêter dans l’est de la France.

J’avalai d’un trait le reste de mon café avec un Doliprane. J’avais des bourdonnements dans les oreilles, comme si les dizaines de questions qui m’avaient tourmenté dans mon sommeil rebondissaient contre les parois de mon crâne.

Assis devant mon écran dans la lumière du petit matin, j’espérais qu’Internet m’aiderait à défricher le terrain. Google. Première recherche : « May Soo-yun », la détective du NYPD qui avait mené l’enquête sur la mort de Joyce. En quelques clics, je compris que la flic n’en était plus une. May avait quitté la police au début des années 2010. Elle travaillait à présent comme porte-parole du Transparency Project, une puissante organisation à but non lucratif connue pour son programme d’aide juridique destiné à soutenir les victimes d’erreurs judiciaires.

Sur le site Web de Transparency, je trouvai facilement son adresse mail et lui envoyai un courriel lui demandant un rendez-vous. Pour rafraîchir la mémoire de l’ex-flic, je lui rappelai en quelques mots les grandes lignes de l’affaire Joyce Carlyle dont elle s’était occupée neuf ans plus tôt. Je n’escomptais pas une réponse rapide — le plus probable était même qu’elle ne me réponde pas —, mais il était de mon devoir de commencer par là.

Deuxième recherche : « New York Herald  », le journal pour lequel travaillait Florence Gallo, la journaliste qu’avait vraisemblablement contactée Joyce quelques jours après l’enlèvement de Claire. Et deuxième surprise : le quotidien n’existait plus. Victime de la crise de la presse, le New York Herald avait disparu des kiosques en 2009. Après avoir connu son âge d’or dans les années 1970, le journal avait commencé à accumuler des dettes. Malgré plusieurs restructurations, il n’avait pas survécu aux difficultés du marché publicitaire et la crise financière avait fini par avoir sa peau.