Выбрать главу

Pendant longtemps, le pont avait été l’une des fiertés de la région avant d’être fermé à la circulation au milieu des années 1990 après plusieurs alertes de sécurité. Malgré ça, il était toujours entretenu et restait ouvert aux promeneurs et aux visiteurs du Silver River Park. Depuis le tablier du pont, le base jump était autorisé, mais stric-tement encadré et avec des précautions drastiques que n’avait visiblement pas respectées Florence Gallo.

Je cherchai dans les archives du journal pour savoir si l’enquête avait connu des suites, mais je ne trouvai rien. Nouvelle page du moteur de recherche, direction le site Web du #WinterSun. En remplissant un formulaire, il était possible d’envoyer un mail au rédacteur en chef, Alan Bridges. Je n’en attendais rien de particulier, mais, là encore, je tentai ma chance, sollicitant un rendez-vous pour évoquer les souvenirs qu’il gardait de Florence Gallo.

Le message venait juste de partir lorsque mon portable sonna. Alexandre. Il était à présent 9 h 30 à New York, soit 15 h 30 en France.

— Salut, Alex.

— Salut, cousin. Je profite de ma pause pour te rappeler.

— C’est gentil. Les nouvelles sont bonnes ?

Un soupir s’échappa à l’autre bout du fil.

— Non, malheureusement. Il s’est passé ce qu’on craignait. À la fin de la nuit dernière, on a diagnostiqué un hématome à Clotilde Blondel.

— Merde…

— On l’a opérée en urgence, l’épanchement sanguin était profond et mal localisé. L’opération en elle-même ne s’est pas mal déroulée, mais ton amie était en détresse respiratoire. Pour l’instant, elle est toujours dans le coma.

Tu restes aux aguets ?

Compte sur moi.

À peine venais-je de raccrocher que je découvris deux e-mails arrivés presque en même temps dans ma boîte aux lettres. May Soo-Youn et Alan Bridges semblaient s’être donné le mot : contre toute attente, ils se tenaient à ma disposition et acceptaient de me recevoir quand je le souhaitais. Je calai avec eux les deux rendez-vous à la suite dans la journée tout en m’interrogeant sur la rapidité, et la sincérité, de leurs réponses. A priori, aucun de ces deux personnages publics n’avait de raison véritable de m’aider. La seule explication était qu’ils cherchaient à savoir ce que moi, je connaissais de cette affaire…

Neuf heures trente. Manifestement, mon fils avait terminé sa grasse matinée. De l’autre côté de la porte de séparation, j’entendais ses babillements avec bonheur et amusement. Théo s’essayait à une version yaourt assez convaincante de Get Back des Beatles, sa chanson préférée depuis deux semaines. J’ouvris les deux battants pour lui voler quelques sourires pendant que j’appelais l’accueil et réservais une nounou. Décidément en grande forme, Théo enchaîna avec une reprise de son cru de Papaoutai. Dans la demi-heure qui suivit, je ne m’occupai que de lui : bain, toilette complète au savon de Marseille, couche, body, habits propres qui sentaient la lavande.

— Bicuit ! Bicuit !

Aussitôt sur ses deux pieds, cet estomac sur pattes lorgnait déjà une boîte d’Oreo qu’il avait repérée dans une panière à côté du minibar.

— Non, non, pas de biscuit maintenant. C’est l’heure de ton biberon. Allez, zou ! On va le prendre en bas.

— Allez, zou ! répéta-t-il.

Je pris un sac avec toutes nos affaires et, avant de fermer la porte, je repassai mentalement ma liste des choses à ne surtout pas oublier. Fifi : check ! Biberon : check ! Bavoir : check ! Livre de T’choupi : check ! Petite voiture : check ! Couches de rechange : check ! Lingettes : check ! Mouchoirs en papier : check ! Crayons Crayola : check ! Cahier de coloriage : check !

Rassuré, je sortis dans le couloir. Nous venions juste de prendre l’ascenseur lorsque… « Papa, titine. » Flûte, j’avais encore oublié cette putain de tétine.

— Tu ne pouvais pas le dire avant, non ?

Vexation. Larmes de crocodile pour faire bonne figure. Refus de mon côté de faire pénitence :

— Allez, arrête ton cinéma, mauvais acteur !

Retour dans la chambre, cinq minutes pour trouver la tétine (sous le lit, recouverte de poussière), lavage de tétine, alerte odeur suspecte, vérification, confirmation du carnage, profond soupir, nouveau changement de couche, faim qui monte, psychodrame, culpabilité, négociations en tout genre. Perte de temps phénoménale. Ascenseur again. Profiter du miroir pour se recoiffer. Moi puis lui. Un sourire et tout va bien. Lui et moi.

Il était 10 heures passées lorsque la cabine arriva dans le hall. Au même instant, de l’autre côté du vestibule, la lourde porte d’entrée de l’hôtel s’ouvrit sur une masse imposante. Le visage de Théo s’illumina.

— Ma’c ! Ma’c ! cria-t-il en pointant du doigt un client au milieu du lobby.

Je me retournai et fronçai les sourcils. Je n’en croyais pas mes yeux, mais j’étais drôlement soulagé : Marc Caradec était venu me rejoindre à New York !

3.

— Il pleuvait des trombes. J’étais seul, dans ma voiture, au milieu des hautes herbes de ce chemin qui se refermaient sur moi. Armée d’un fusil à pompe, une silhouette sombre a jailli du 4 × 4 devant moi et s’est avancée sous la pluie.

Installés à une table dans le patio de l’hôtel, Caradec et moi discutions depuis une demi-heure. Nous avions échangé toutes nos informations. Une fois encore, elles se recoupaient et s’enrichissaient de façon inattendue, apportant sur le passé de Claire et de sa mère des éclairages complémentaires de plus en plus dramatiques.

— L’homme a braqué son arme sur moi, continua Marc. Dans la lueur des phares, j’ai vu distinctement à quoi il ressemblait. Un physique atypique, une carcasse ramassée et trapue, des cheveux longs couleur rouille et une barbe épaisse. Il était à trois mètres de moi, le doigt sur la détente.

Alors que j’étais suspendu à ses lèvres, Caradec s’arrêta pour essuyer la bouche de Théo. Dans sa chaise haute, mon fils donnait l’impression de suivre attentivement notre conversation en dévorant une tartine de ricotta.

— Il a tiré et mon pare-brise a explosé, poursuivit Marc. J’ai senti le souffle de la balle à quelques millimètres de ma tempe.

— Et ensuite ?

Rencogné sur mon siège, j’étais abasourdi par les proportions que prenait notre enquête.

Caradec haussa les épaules en avalant une gorgée de son cappuccino.

— Qu’est-ce que tu crois : je ne l’ai pas laissé tirer une seconde fois. La peur m’avait fait plonger sous le volant. Avec le choc, la boîte à gants s’était ouverte et mon calibre avait glissé sur le plancher. Je m’en suis saisi et j’ai fait feu. C’était lui ou moi, et cette fois la chance était de mon côté.

Alors que des frissons m’électrisaient l’échine, Marc ne donnait pas l’impression d’être affecté outre mesure par son aventure. Cependant, je le connaissais suffisamment pour savoir que derrière sa posture de marbre se cachait un homme sensible et tourmenté qui avait conscience de la fragilité de l’existence.

— T’soupi ! T’soupi !

Le visage plein de ricotta, Théo réclamait son exemplaire de T’choupi fait des bêtises.

Je cherchai dans le sac et lui tendis le livre. Ce que Caradec m’avoua ensuite me laissa pantois :

— Ce type ne m’était pas inconnu, poursuivit-il. C’était un flic. Je l’ai déjà croisé il y a longtemps. À l’époque, il travaillait à la brigade des mineurs où tout le monde le surnommait « le Bûcheron », mais son véritable nom, c’était Stéphane Lacoste.

Ma gorge se noua. Je n’arrivais pas à croire que Caradec avait tué un homme. J’étais abasourdi et horrifié par ce que j’avais déclenché. Et dire que tout ça avait commencé par une simple dispute. Une dispute que j’avais provoquée. Seulement parce que j’étais jaloux. Seulement parce que j’étais suspicieux par rapport au passé de la femme que j’allais épouser.