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— Suivez-moi, proposa-t-il en nous entraînant dans le seul espace cloisonné de l’étage.

Depuis que je venais à New York et que je passais devant le Flatiron, je m’étais toujours demandé à quoi ressemblait l’intérieur de cet improbable gratte-ciel, et je n’étais pas déçu. Situé dans une pièce triangulaire tout en longueur, le bureau de Bridges offrait une vue spectaculaire sur Broadway, la 5Avenue et Madison Square Park.

— Asseyez-vous, invita-t-il. Un dernier coup de fil et je suis à vous. L’actualité s’est un peu emballée à cause de la convention.

Il était impossible de ne pas l’avoir remarqué. Prévue initialement à Minneapolis, la convention primaire républicaine avait été en catastrophe délocalisée à New York en raison d’un fort risque d’ouragan dans le Minnesota. Elle s’était ouverte deux jours plus tôt au Madison Square Garden et devait se clore ce soir par le discours de Tad Copeland qui venait de remporter la course à l’investiture du parti.

Sur trois écrans plats fixés aux murs, branchés en sourdine sur des chaînes d’infos, on pouvait voir des images des différents ténors du parti : Jeb Bush, Carly Fiorina, Ted Cruz, Chris Christie, Tad Copeland.

En jetant un coup d’œil sur la table de travail de Bridges — en fait, une vieille porte patinée en bois massif posée sur deux tréteaux de chantier —, j’aperçus une photocopie de ma propre notice Wikipédia que le journaliste avait apparemment annotée avec sérieux.

Pendant que Bridges essayait d’obtenir une interview exclusive du candidat républicain, je pris la liberté de faire quelques pas dans la pièce.

Entre inspiration bouddhiste et taoïste, le bureau était original. Dépouillement, humilité, mise en valeur des imperfections et de l’usure du temps : on sentait que les principes du wabi-sabi avaient guidé celui qui l’avait conçu.

Posé sur une étagère rustique, un cadre minimaliste affichait un cliché de Bridges et de Florence Gallo main dans la main à Battery Park. C’était la seule photo de toute la pièce. Soudain, l’évidence me sauta aux yeux : Florence et Bridges avaient été amants ! C’est uniquement pour cette raison que le rédacteur en chef me recevait. Comme en témoignait la photo, Florence était l’amour fauché, l’absente à laquelle il pensait peut-être encore tous les jours.

Le genre d’image poignante qui me rappelait combien, pendant longtemps, j’avais détesté les appareils photo, ces machines cruelles à créer de la nostalgie. Leurs milliers de déclics trompeurs figeaient dans l’instant une spontanéité déjà évaporée. Pis, tels des fusils à double détente, ils n’atteignaient souvent leur cible que des années plus tard, mais touchaient toujours le cœur. Car, dans nombre d’existences, rien n’est plus fort que le passé, l’innocence perdue et les amours enfouies. Rien ne nous remue plus les tripes que le souvenir des occasions manquées et le parfum du bonheur qu’on a laissé filer.

C’était aussi pour cette raison que j’avais adoré devenir père. Avoir un enfant est un antidote à cette nostalgie et à cette fraîcheur fanée. Avoir un enfant vous oblige à vous délester d’un passé trop lourd, seule condition pour vous projeter vers demain. Avoir un enfant signifie que son avenir devient plus important que votre passé. Avoir un enfant, c’est être certain que le passé ne triomphera plus jamais sur l’avenir.

2.

— Je suis à vous, nous dit Bridges en raccrochant. J’ai lu votre mail avec intérêt, monsieur Barthélémy, mais je n’ai pas bien compris pourquoi vous vous intéressiez à Florence Gallo.

Pour gagner du temps, je décidai de ne pas tourner autour du pot.

— N’avez-vous jamais pensé que l’accident de Florence avait pu être une mise en scène ?

Alors que le journaliste fronçait les sourcils, Caradec enfonça le clou :

— N’avez-vous jamais pensé que Florence avait pu être assassinée ?

Stupéfait, Bridges secoua la tête.

— Pas un instant cela ne m’a effleuré l’esprit, affirma-t-il, catégorique. Que je sache, l’enquête a validé sans ambiguïté la thèse de l’accident. Florence allait souvent sauter là-bas lorsqu’elle avait le blues et qu’elle voulait se vider la tête. Sa voiture a été retrouvée dans le parc, à quelques mètres du pont.

— Son parachute qui ne s’ouvre pas, c’est la faute à la malchance ?

— Arrêtez vos conneries. Je ne suis pas spécialiste du base jump, mais c’est le genre d’accident qui arrive dans ce type d’activité. Et puis, si vous souhaitez tuer quelqu’un, il y a des moyens plus évidents que de le balancer d’un pont dans un coin paumé de Virginie, non ?

— Qui aurait pu lui en vouloir ?

— Au point de la tuer ? Personne à ma connaissance.

— Vous souvenez-vous sur quoi travaillait Florence au moment de sa mort ?

— Pas vraiment, mais rien d’explosif.

— Ce n’était pas une chasseuse de scoops ?

— Pas à proprement parler. Disons plutôt que les scoops venaient à elle. Parce qu’elle alliait force de persuasion et compréhension. Florence était quelqu’un de rare. Une fille géniale, vraiment. Intelligente, indépendante, douée d’une véritable empathie, et pour qui l’éthique n’était pas un mot creux. Elle avait une élégance rare dans ce métier : un truc un peu old school, un peu décalé.

Il garda le silence pendant quelques secondes puis lança un regard vers la photo. Ses yeux brillaient. Lorsqu’il se rendit compte que nous avions saisi son trouble, il préféra ne pas cacher ses sentiments.

— Je vais être très clair avec vous, et ce n’est d’ailleurs un secret pour personne. À l’époque, Florence et moi, nous nous fréquentions. Et nous nous aimions.

Il soupira puis s’affaissa. En dix secondes, il avait pris dix ans.

— C’était une période compliquée pour moi, reprit-il. Avec Carrie, ma femme, nous avions déjà un enfant de quatre ans et elle était enceinte de huit mois. Traitez-moi de salaud ou de tout ce que vous voudrez, mais c’est comme ça. Oui, j’aimais Florence, oui, j’envisageais de quitter mon épouse enceinte pour elle. Parce qu’elle était la femme que j’attendais depuis toujours. La bonne personne qui débarquait enfin dans ma vie. Malheureusement pas au meilleur moment…

En écoutant parler Bridges, j’éprouvai pour lui une sympathie immédiate. Après un bref abattement, une flamme s’était rallumée dans l’œil du journaliste. Le souvenir de Florence devait être si vivace qu’il n’avait pas fallu gratter longtemps pour le réveiller.

— Monsieur Barthélémy, pourquoi vous intéressez-vous à Florence ? demanda-t-il de nouveau.

Alors que j’allais répondre, Caradec me lança un regard d’avertissement qui me stoppa net. Et il n’avait pas tort. Bridges était un vieux briscard du journalisme disposant d’une armée d’enquêteurs. Un mot de trop et le secret de Claire serait grillé. Je pris donc le temps de réfléchir à la formulation de ma réponse avant de la prononcer :

— Nous avons des raisons sérieuses de penser que la mort de Florence Gallo a été provoquée.

Alan Bridges soupira.

— Messieurs, je crois qu’on a assez joué. Dans ce métier, c’est information contre information. Je vous ai donné les miennes. À présent, c’est votre tour. Qu’avez-vous dans votre musette ?

— Je peux vous dire sur quoi enquêtait Florence au moment de sa mort.

Presque malgré lui, le rédacteur en chef serra les poings si fort qu’il s’en enfonça les ongles dans la chair. Cette info l’intéressait et il avait du mal à le cacher. Marc avait senti que le rapport de force pouvait basculer en notre faveur.