Выбрать главу

— Vous savez, Alan, nous sommes dans le même camp, assura-t-il. Celui de la recherche de la vérité.

— Mais de quelle vérité parlez-vous, bon sang ?

— Nous allons y venir, mais, avant ça, permettez-moi une dernière question. Vous avez dit tout à l’heure que Florence avait l’habitude d’aller sauter en parachute lorsqu’elle avait le moral en berne.

— C’est exact.

— Qu’est-ce qui vous laisse croire que, ce week-end-là, elle était déprimée ?

Nouveau soupir. Cette fois, les souvenirs n’étaient pas seulement pénibles, ils étaient douloureux.

— L’avant-veille de la mort de Florence — c’était un vendredi —, ma femme a découvert notre liaison. En début d’après-midi, Carrie a débarqué au journal, enceinte jusqu’aux yeux, folle de rage. Elle m’a hurlé dessus devant tous les employés. Elle disait que je l’avais humiliée et qu’elle allait s’ouvrir les veines, là, devant moi. Lorsqu’elle a aperçu Florence, elle s’est jetée sur elle puis elle a saccagé son bureau, renversant tout ce qu’elle pouvait, fracassant son ordinateur contre le mur. Avec une telle violence qu’elle en a eu un malaise et qu’il a fallu la conduire à l’hôpital où elle a accouché prématurément.

Ce récit me laissa pantois. Chaque vie connaît un jour ce type de séisme : ce moment où les sentiments deviennent des allumettes craquées au milieu d’une forêt desséchée. Le prélude à un incendie capable de ravager toutes nos fondations et de nous entraîner vers l’abîme. Ou la renaissance.

— La dernière fois que vous avez parlé à Florence, c’était quand ?

Caradec ne perdait pas le fil. Il était à l’aise dans l’interrogatoire et avait pris la mesure de Bridges.

— Elle m’a laissé un message sur mon répondeur, le lendemain. Un message que je n’ai trouvé que le soir.

— Et qui disait quoi ?

Le rédacteur en chef réfléchit quelques secondes.

— « Je viens de t’envoyer un mail, Alan. Fais une copie de la pièce jointe. Tu ne vas pas en croire tes oreilles. Rappelle-moi. »

Marc me regarda. On tenait quelque chose, c’était certain. Bridges continua :

— Comme je vous l’ai dit, ce samedi après-midi, j’étais à la clinique où ma femme venait d’accoucher. Vous imaginez l’état dans lequel nous étions. J’ai quand même regardé dans ma boîte aux lettres, mais je n’ai pas trouvé le mail de Florence. Rien sur ma boîte personnelle, rien sur ma boîte pro. Rien dans mes spams. Son message même était ambigu : je ne savais pas s’il concernait notre histoire intime ou le boulot.

— Il a dû vous intriguer quand même ?

— Bien sûr. Dans la soirée, je me suis éclipsé de l’hôpital pour me rendre dans l’appartement de Florence dans le Lower East Side, mais elle était absente. J’ai regardé dans l’impasse derrière l’immeuble où elle avait l’habitude de garer sa voiture. Sa petite Lexus n’était pas là. Une journaliste à la chevelure rousse toqua contre la porte vitrée et entra dans le bureau.

— Tad Copeland accepte l’interview ! s’écria-t-elle en montrant à Bridges l’écran de l’ordinateur qu’elle tenait dans les mains. On a l’exclusivité de sa première intervention : juste vous et lui, demain matin, sur un terrain de basket près de Columbus Park. C’est bien, mais vous n’avez pas peur que ça donne l’impression de lui servir la soupe ?

— Compte sur moi pour lui poser les bonnes questions, Cross, répondit le rédacteur en chef.

Bridges attendit que son employée ait quitté la pièce pour replonger dans son passé.

— L’annonce de la mort de Florence a été un tsunami. J’ai fini par divorcer et ma femme a engagé une guérilla pour me piquer jusqu’à ma dernière chemise et faire en sorte que je ne puisse voir mes enfants qu’occasionnellement. Et au boulot, c’était l’enfer : je n’étais plus journaliste. Mon job, ç’a été de virer des gens jusqu’à un dépôt de bilan prévisible en 2009. Une des périodes les plus noires de ma vie.

Caradec s’accrocha à l’idée qu’il avait en tête :

— Vous n’avez pas cherché le mail de Florence par d’autres moyens ?

— Pendant un moment, je n’ai plus pensé à ce message. Puis je suis allé jeter un coup d’œil sur la messagerie professionnelle de Florence, mais je n’ai rien trouvé non plus. À cette époque, le journal a été victime d’un piratage informatique généralisé. Ma propre boîte mail personnelle a subi des intrusions. C’était une vraie pagaille.

— Et ça ne vous a pas mis la puce à l’oreille ?

— Honnêtement, les menaces, les piratages, ça nous arrivait tout le temps. Le New York Herald était un journal progressiste. On était dans les deux dernières années du mandat de George W. Bush. On a passé notre vie à pilonner les Faucons et à dénoncer les mensonges de cette administration. Alors…

— Ce piratage, vous pensez vraiment que ça venait de la sphère politique ?

— Pas nécessairement. Des ennemis, on en avait à la pelle : les associations pro-armes, les anti-IVG, les anti-mariage gay, les anti-immigration, les libertariens… Bref, une bonne moitié des États-Unis d’Amérique.

— Et sur l’ordinateur de Florence, il n’y avait rien ?

— Justement, je ne savais pas quel ordinateur elle avait utilisé puisque ma femme avait détruit le sien.

— Généralement, Florence vous écrivait sur quelle boîte mail ?

– Étant donné notre relation, elle avait pris l’habitude de m’écrire sur mon adresse personnelle. Elle est toujours active, d’ailleurs.

Il sortit une carte de visite de la poche de son veston et, à côté de ses coordonnées professionnelles, nota au stylo une autre adresse : alan.kowalkowski@att.net.

— Bridges n’est pas mon vrai nom, mais ça sonnait mieux lorsque j’ai commencé à écrire. Et puis, ça plaisait aux filles…

Les yeux dans le vague, il traîna deux secondes du côté de sa jeunesse perdue, puis revint à la réalité.

— Bon, à vous à présent ! Sur quoi travaillait Florence au moment de sa mort ?

Cette fois, ce fut moi qui pris la parole :

— Quelques jours avant son accident, Florence était entrée en contact avec une femme, Joyce Carlyle.

Il griffonna le nom sur un bloc-notes posé devant lui. Je continuai :

— Une femme dont la fille avait été enlevée par un prédateur sexuel en France, ça ne vous dit rien ?

Il secoua la tête tandis qu’une certaine déception se peignait sur les traits du journaliste.

— Rien dont je me souvienne en tout cas. Mais je ne vois pas très bien en quoi ce fait divers sordide peut avoir un rapport avec…

— Joyce Carlyle est morte quelques heures avant Florence, le coupai-je.

Son visage s’éclaira.

— Morte de quoi ?

— Officiellement d’une overdose, mais je pense qu’elle a été assassinée.

— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

— Je vous le dirai lorsque j’en saurai plus.

Bridges croisa les mains et se frotta les paupières avec les pouces.

— Je vais enquêter sur cette Joyce Carlyle.

Il se leva et désigna la ruche bourdonnante derrière la vitre de son bureau.

— Les petits gamins que vous voyez là, ils n’ont pas la tête de l’emploi, mais ce sont les meilleurs muckrackers[2] que je connaisse. S’il y a quelque chose à trouver sur cette femme, ils le trouveront.

Je sortis de ma poche les clés que m’avait remises Gladys.

вернуться

2

Le terme muckracker (« fouille-merde ») est connu pour avoir été utilisé par Theodore Roosevelt pour désigner les journalistes qui les premiers dénoncèrent les méthodes mafieuses des grands trusts cherchant à corrompre certains politiciens.