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— Si vous avez le temps, allez donc jeter un coup d’œil là-bas.

— Qu’est-ce que ça ouvre ? demanda-t-il en attrapant le trousseau.

— Un garde-meuble dans lequel les sœurs de Joyce ont entreposé ses affaires.

— On passera y faire un tour, promit-il.

Tandis qu’il nous raccompagnait jusqu’à l’ascenseur, je ressentis une impression d’inachevé. La même sensation que j’éprouvais parfois à la fin de l’écriture d’un chapitre. Un bon chapitre doit contenir un début, un milieu et une fin. Ici, il me semblait que j’étais passé à côté de mon sujet. À côté de l’essentiel. Qu’est-ce que j’aurais dû voir ? Quelle question n’avais-je pas posée ?

Bridges-Kowalkowski nous serra la main et, alors que les portes de l’ascenseur se refermaient, j’appuyai fermement la main pour les bloquer.

— Florence habitait où ? demandai-je à Alan.

Le rédacteur en chef se retourna.

— Je vous l’ai déjà dit, dans le Lower East Side.

— Mais à quelle adresse ?

— Un petit immeuble, à l’angle du Bowery et de Bond Street.

Je lançai un coup d’œil fiévreux à Caradec. C’était précisément l’endroit d’où avait été passé le coup de fil signalant l’agression de Joyce !

3.

En quittant le Flatiron, nous avions marché vers le sud, sur les trottoirs ensoleillés de Broadway et de University Place, jusqu’à arriver à Greenwich Village. Manhattan débordait de toutes parts. La convention républicaine avait drainé un monde fou : des journalistes, des représentants, des militants, des supporters. Ce n’était pas le cas ici, mais, autour du Madison Square Garden, plusieurs rues avaient été fermées à la circulation ou strictement réservées aux autobus chargés de transporter les participants à la convention de leurs hôtels jusqu’au lieu de l’événement.

Pourtant, traditionnellement, New York était tout sauf un bastion républicain. Je me trouvais à Manhattan, à l’automne 2004, pour les repérages d’un roman. Je me souvenais de l’atmosphère détestable qui y régnait alors parce que les amis de G.W. Bush avaient choisi la ville comme théâtre de leur convention, espérant ainsi raviver l’émotion des attentats terroristes du 11-Septembre. À l’époque, New York haïssait les républicains notamment par Michael Moore, des centaines de milliers de manifestants anti-Bush avaient envahi la ville pour protester contre les mensonges et la guerre illégitime menée en Irak par leur président. Manhattan semblait en état de siège. Les manifestations avaient dégénéré en d’innombrables affrontements donnant lieu à des centaines d’arrestations. Les images des républicains, cloîtrés dans un Madison Square Garden barricadé par des blocs de ciment et protégé par des milliers de policiers, avaient fait le tour du monde. ça n’avait pas empêché Bush d’être réélu, mais le Old Party n’en était pas ressorti grandi.

Douze ans plus tard, de l’eau avait coulé sous les ponts. En ce samedi après-midi, malgré le déploiement massif des forces de l’ordre, l’ambiance était étonnamment bon enfant. Il faut dire que, pour une fois, les républicains avaient choisi un candidat jeune et modéré qu’on aurait cru tout droit sorti d’une série télé de Shonda Rhimes. Tad Copeland, le gouverneur de Pennsylvanie, était dans les sondages au coude à coude avec Hillary Clinton.

Pro-avortement, écologiste, favorable au contrôle des armes et défenseur des droits des homosexuels, Copeland désorientait, voire horripilait une bonne partie de son propre camp. Mais au terme d’un affrontement sans merci lors des primaires, il avait créé la surprise en battant sur le fil Donald Trump et Ted Cruz, les extrémistes conservateurs du parti républicain.

À présent, la dynamique de la campagne était du côté du « Barack Obama blanc », surnom que lui avait attribué la presse. De même que le président en exercice, Copeland avait commencé sa carrière comme travailleur social avant d’être professeur de droit constitutionnel à l’université de Philadelphie. Provenant d’un milieu populaire et portant beau sa petite cinquantaine, Copeland ringardisait et siphonnait une partie des voix de la candidate démocrate, plus âgée et perçue comme étant issue d’une dynastie politique.

Je regardai ma montre. Nous étions très en avance à notre prochain rendez-vous et, depuis un moment, je constatais que Caradec traînait la jambe.

— Une assiette d’huîtres, ça te dit ?

— C’est pas de refus, répondit Marc. Je commence à fatiguer un peu. Le contrecoup du décalage horaire…

— … et sans doute aussi le choc émotionnel d’avoir descendu Lacoste.

Il me regarda sans sourciller.

— Ne compte pas sur moi pour pleurer ce type.

Je levai la tête pour me repérer.

— Suis-moi !

Je connaissais une adresse dans le coin. Un comptoir à coquillages à l’angle de Cornelia Street et de Bleecker dans lequel m’avait emmené plusieurs fois mon ami Arthur Costello, un écrivain new-yorkais publié en France par le même éditeur que moi.

Caradec m’emboîta le pas et se laissa conduire jusqu’à une petite rue étroite aux immeubles de brique ocre, bordée d’arbres colorés.

— Hello guys, join us anywhere at the bar !

Chaque fois que je poussais la porte de l’Oyster Bar, j’étais soulagé de ne pas y croiser de touristes.

— C’est sympa ici, jugea Marc en s’asseyant sur l’un des tabourets disposés autour du comptoir.

— Je savais que ça te plairait.

À l’Oyster Bar, le temps s’était figé quelque part au début des années 1960. On était dans un restaurant d’un port de pêche de Nouvelle-Angleterre dans lequel la serveuse vous appelait « darling » en vous donnant vos crackers pour l’apéritif. Où le poste de radio diffusait des chansons de Ritchie Valens, de Johnny Mathis et de Chubby Checker. Où le patron portait son crayon à papier coincé derrière l’oreille. Où les fraises avaient le goût de fraises. Où on ignorait jusqu’à l’existence d’Internet et de Kim Kardashian.

Nous commandâmes un plateau de « Spéciales » et une bouteille de sancerre blanc. L’heure était grave, mais cela ne nous empêcha pas de trinquer et, tandis que nous levions nos verres, un sentiment puissant de gratitude m’envahit. Depuis que je le connaissais, Caradec avait toujours été là pour moi et pour mon fils. Et aujourd’hui encore, il n’avait pas hésité à prendre l’avion et à me suivre jusqu’à New York. À cause de moi, il avait failli se faire dézinguer et s’était retrouvé dans une position qui l’avait forcé à abattre un homme.

Autant avoir la lucidité de le reconnaître : à part Claire et lui, je n’avais personne dans la vie. Je n’avais jamais rien eu en commun avec ma sœur ; ma mère qui habitait désormais en Espagne avait dû venir voir son petit-fils deux fois depuis sa naissance ; quant à mon père, il vivait toujours dans le sud de la France, mais il avait refait sa vie une nouvelle fois avec une fille de vingt-cinq ans. Officiellement, je n’étais fâché avec personne, mais nos rapports étaient distants, voire inexistants. Triste famille.

— Merci d’être là, Marc. Je suis vraiment désolé de t’avoir entraîné dans cette galère.

Nos regards se trouvèrent. Clin d’œil, complicité, pudeur.

— Ne t’en fais pas. On va la tirer d’affaire, ta Claire Carlyle.

— Tu dis ça pour me réconforter.

— Non, je le pense. Nos investigations progressent. On fait une belle équipe.

— Vraiment ?

— Ouais, t’es pas trop mauvais comme enquêteur.

Notre visite chez Alan Bridges avait remis du carburant dans nos moteurs. Nous avions glané de nouveaux éléments, mais j’avais toujours l’impression de me trouver devant une gigantesque pelote de laine qu’il fallait démêler.