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— Une simple angine ?

— Oui. La difficulté à déglutir explique son refus de se nourrir.

– Ça va disparaître avec des antibiotiques ?

— Non, c’est une infection virale. Continuez à lui donner du paracétamol et il sera guéri dans quelques jours.

— Vous êtes certaine que ce n’est pas une méningite ? avais-je insisté en rattachant Théo, groggy, dans son cosy.

Elle avait souri.

— Vous devriez cesser de surfer sur des sites médicaux. Internet ne génère que des angoisses.

Elle nous avait reconduits dans le grand hall d’entrée. Au moment de lui dire au revoir, rassuré de savoir que mon fils allait bien, j’avais désigné le distributeur de boissons et je m’étais entendu proposer :

— Je vous offre un café ?

Après une légère hésitation, elle avait prévenu sa collègue qu’elle prenait une pause et nous avions discuté un quart d’heure dans le grand hall de l’hôpital.

Elle s’appelait Anna Becker. Elle avait vingt-cinq ans, était en deuxième année d’internat de pédiatrie et portait sa blouse blanche comme si c’était un imper Burberry. Chez elle, tout était élégant sans être cassant : son port de tête altier, ses traits incroyablement fins, le timbre doux et chaleureux de sa voix.

Oscillant entre moments de calme et frénésie, le hall de l’hôpital baignait dans une lumière irréelle. Mon fils s’était endormi dans son cosy. Je regardais Anna battre des paupières. ça faisait longtemps que je ne croyais plus que derrière un visage d’ange se trouvait forcément une belle âme, mais je me laissai néanmoins envoûter par ses longs cils recourbés, sa peau métisse couleur de bois précieux et ses cheveux lisses, qui retombaient de manière symétrique de chaque côté de son visage.

— Je dois retourner travailler, avait-elle dit en désignant l’horloge murale.

Malgré l’heure qui tournait, elle avait insisté pour nous accompagner jusqu’à la borne de taxis à une trentaine de mètres de la sortie. Nous étions au milieu de la nuit, au cœur d’un hiver polaire. Quelques flocons cotonneux voltigeaient dans un ciel de neige. En sentant la présence d’Anna à mes côtés, j’avais éprouvé dans une fulgurance la certitude étrange que nous formions déjà un couple. Et même, une famille. Comme si les étoiles venaient de s’aligner dans le ciel. Comme si nous allions rentrer tous les trois à la maison.

J’avais installé le siège-coque du bébé à l’arrière de la voiture puis je m’étais retourné vers Anna. La lumière des lampadaires donnait une teinte bleutée à la buée qui sortait de sa bouche. J’avais cherché une parole pour la faire rire, mais, à la place, je lui avais demandé à quelle heure se terminait sa garde.

— Tout à l’heure, à 8 heures.

— Si vous voulez venir prendre le petit déjeuner… La boulangerie au coin de ma rue fait des croissants épatants…

Je lui avais donné mon adresse et elle avait souri. Ma proposition avait flotté un instant dans l’air glacé sans obtenir de réponse. Puis le taxi avait démarré et, pendant le chemin du retour, je m’étais demandé si nous avions bien vécu la même chose, elle et moi.

J’avais mal dormi, mais, le lendemain matin, Anna avait sonné à ma porte au moment où mon fils terminait son biberon. Théo allait déjà mieux. Je lui enfilai un bonnet et une combinaison, et, pour tenir parole, nous étions sortis tous les trois acheter des viennoiseries. C’était un dimanche matin. Paris ployait sous la neige. Dans un ciel métallique, un soleil d’hiver éclaboussait les trottoirs encore immaculés.

Nous nous étions trouvés et, depuis ce premier matin magique, nous ne nous étions plus quittés. Six mois idylliques venaient de s’écouler, ouvrant une parenthèse radieuse : la période la plus heureuse de mon existence.

Je n’écrivais plus, mais je vivais. Élever un bébé et être amoureux m’avait ancré dans la vie réelle et fait prendre conscience que la fiction avait trop longtemps cannibalisé ma vie. Grâce à l’écriture, j’étais entré dans la peau de multiples personnages. Tel un agent infiltré, j’avais pu vivre des centaines d’expériences. Mais ces vies par procuration m’avaient fait oublier de vivre la seule et unique qui existait vraiment : la mienne.

2

Le professeur

Le masque est si charmant que j’ai peur du visage.

Alfred DE MUSSET
1.

— P’pa ! P’pa !

Dès que je passai la porte, mon fils m’accueillit avec des cris où la surprise se mêlait à l’enthousiasme. De sa démarche vive et incertaine, Théo trottina dans ma direction. Je l’attrapai à la volée et le serrai dans mes bras. Chaque fois, c’était la même communion, la même bouffée d’oxygène, le même soulagement.

— Tu arrives pile pour le petit déjeuner, me lança Marc Caradec en vissant la tétine sur le biberon qu’il venait de faire chauffer.

L’ancien flic habitait un atelier d’artiste donnant dans la cour intérieure de mon immeuble, au cœur de Montparnasse. Surplombé par une grande verrière, l’endroit était clair et dépouillé : un parquet brossé, des étagères en bois cérusé, une table rustique taillée dans un tronc d’arbre noueux. Dans un angle de la pièce, un escalier ouvert montait vers une mezzanine traversée par des poutres apparentes.

Théo attrapa son biberon et grimpa dans son transat. Instantanément, toute son attention fut captée par le lait chaud et crémeux qu’il absorbait goulûment comme si on ne l’avait plus nourri depuis une éternité.

Je profitai de ce moment d’accalmie pour rejoindre Marc dans le coin cuisine ouvert sur la cour.

Petite soixantaine, regard bleu acier, cheveux courts en bataille, sourcils fournis, barbe poivre et sel. Selon son humeur, son visage pouvait tour à tour incarner une grande douceur ou la froideur la plus extrême.

— Je te fais un café ?

— Au moins un double ! soupirai-je en m’installant sur l’un des tabourets du bar.

— Bon, tu me racontes ce qui se passe ?

Tandis qu’il préparait nos breuvages, je lui déballai tout — ou presque. La disparition d’Anna après notre dispute, son retour probable à Paris, son absence de son appartement de Montrouge, son téléphone éteint ou déchargé. Volontairement, je fis l’impasse sur la photo qu’elle m’avait montrée. Avant d’en parler à quiconque, il fallait d’abord que j’en apprenne davantage.

Concentré, le front plissé, l’ancien flic m’écoutait religieusement. Vêtu d’un jean brut, d’un tee-shirt noir et d’une paire de richelieus en cuir râpé, il me donnait l’impression d’être encore en fonction.

— Qu’est-ce que tu en penses ? demandai-je en conclusion de mon monologue.

Il fit la moue et soupira.

— Pas grand-chose. Je n’ai pas eu l’occasion de lui parler très souvent à ta dulcinée. Chaque fois que je l’ai croisée dans la cour, j’ai eu l’impression qu’elle faisait tout pour m’éviter.

— C’est son caractère : elle est réservée et un peu timide.

Marc posa une tasse de café mousseux sur la table devant moi. Sa carrure de catcheur et son cou de taureau se découpaient à contre-jour dans la lumière. Avant d’être blessé dans une fusillade lors d’un braquage place Vendôme et contraint de prendre une retraite anticipée, Caradec avait été un flic d’élite : un des héros de la grande époque de la BRB. Dans les années 1990 et 2000, il avait participé à certaines des affaires les plus médiatisées : le démantèlement du gang de la banlieue sud, l’arrestation des braqueurs de fourgons blindés de la Dream Team, la mise hors d’état de nuire des saucissonneurs du Who’s Who et la traque des Pink Panthers, le célèbre gang des Balkans qui, pendant dix ans, avait braqué les plus grandes bijouteries du monde. Il m’avait avoué avoir eu du mal à accepter sa retraite forcée. Lui en restait un air usé qui me touchait.