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— Un samedi après-midi ? Tu rigoles ! On est aux États-Unis, pas en France. Ils n’ont pas attendu la loi Macron pour ouvrir leurs magasins le week-end !

— Mouais.

Je n’étais toujours pas convaincu, mais Caradec n’en démordait pas.

Alors que je fixais le plan déplié sur le comptoir, une confidence que m’avait faite Angela Carlyle me revint en mémoire. Ce fameux week-end, avec Gladys, elles étaient en déplacement à Philadelphie pour rendre visite à leur mère. Donc leur maison était vide. Un frisson d’excitation me parcourut l’échine.

— J’ai trouvé ! annonçai-je à Marc.

Devant son air étonné, je développai mon propos : pour une raison que j’ignorais encore, Joyce avait préféré recevoir son visiteur chez ses sœurs plutôt que chez elle, mais elle n’avait pas jugé utile d’en informer Florence. Cela expliquait tout : qu’elle soit en apparence allée acheter de la vodka si loin et surtout que les flics n’aient rien trouvé de suspect chez Joyce. Tout simplement parce que la journaliste leur avait donné sans le savoir une adresse erronée !

Emporté par mon exaltation, j’eus un mouvement brusque et renversai mon verre sur le comptoir.

— Quel maladroit je fais !

Le pied du verre s’était brisé sous le choc. L’alcool avait éclaboussé mes vêtements, dessinant une tache au milieu de la chemise.

J’humectai une serviette, mais j’empestais le sancerre.

— Je reviens, dis-je en descendant de mon tabouret.

Je traversai la salle pour aller jusqu’aux toilettes, mais, comme elles étaient occupées, je patientai devant la porte. À ce moment-là, mon téléphone sonna. C’était Marieke. Elle m’appelait, affolée, parce que Théo s’était fait une bosse en tombant.

— Je préfère vous prévenir ! lança-t-elle en me refilant la patate chaude.

En arrière-fond, j’entendais geindre Théo. Je demandai à lui parler et, en quelques secondes, je compris que le petit homme n’avait rien de grave.

— Comédien, va !

Ce Machiavel des bacs à sable tentait seulement une gentille manœuvre pour se faire plaindre et voler des bisous à sa nounou. Déjà, la douleur était oubliée, et tandis que Théo me racontait par le menu ce qu’il avait mangé, j’observais de loin Caradec. Il fallait reconnaître au flic cette qualité : il avait le pouvoir d’inspirer confiance aux gens. À cet instant, comme s’il était pote avec lui depuis toujours, il discutait gaiement avec notre voisin de table, un étudiant en art portant d’épaisses lunettes en écaille qui avait crayonné sur son carnet pendant tout son repas. Je plissai les yeux. Marc venait de lui emprunter son téléphone. Il m’avait prévenu que son vieux Nokia ne fonctionnait pas aux États-Unis. Le flic n’appelait personne. Il surfait sur Internet. Pour chercher quoi ?

La porte des toilettes s’ouvrit. Je m’y engouffrai et essayai de réparer les dégâts à coups de savon liquide, d’eau tiède et d’air chaud pulsé par le séchoir électrique. Lorsque je ressortis, je sentais le vétiver de Java et j’avais un peu moins l’air d’un ivrogne imbibé de vinasse.

Mais Marc n’était plus assis au comptoir.

— Où est l’homme qui m’accompagnait ? demandai-je à l’étudiant.

— Je ne savais pas que vous étiez en couple.

Petit con, va !

— Où est-il ?

— Il vient de partir, répondit le binoclard.

— Quoi ?

Le jeune désigna la grande baie vitrée de l’Oyster Bar. J’étais sidéré.

— Il a laissé ça pour vous, me dit l’autre en enfilant son blouson.

Il remonta sa fermeture Éclair et me tendit notre plan de New York au dos duquel Caradec avait griffonné quelques phrases d’une écriture compacte :

Raph,

Pardonne-moi de t’abandonner, mais je dois vérifier quelque chose. Peut-être absurde. Si c’est un cul-de-sac, autant que j’y aille seul.

Poursuis l’enquête de ton côté. Tu as trouvé ta méthode : enquête comme tu écris. Continue à traquer le fantôme, le Ghost de tous les Carlyle.

Je crois que tu avais raison : toutes les vérités du monde prennent toujours racine sur les terres de l’enfance.

Je te donne des nouvelles dès que j’en ai. Embrasse mon copain Théo pour moi.

Marc

C’était à peine croyable. Avant que l’étudiant s’en aille, je le rattrapai par la manche.

— Pourquoi voulait-il utiliser votre téléphone ?

Le gamin sortit son portable de sa poche.

— Regardez vous-même.

Je lançai le navigateur qui s’ouvrit sur le site des White Pages. Les pages blanches. L’annuaire téléphonique américain.

Marc avait cherché un numéro ou une adresse. Mais le site n’avait pas gardé sa requête en mémoire.

Je rendis l’appareil à son propriétaire et restai un instant groggy, malheureux comme un enfant, avec le sentiment d’avoir été abandonné.

Pourquoi tous les gens qui comptaient dans ma vie finissaient-ils par s’éloigner de moi ?

2.

L’ex-détective May Soo-yun m’avait donné rendez-vous dans les locaux du Transparency Project situés au sein d’une fac de droit, la Manhattan University School of Law, dans le quartier de Washington Square.

Le bureau dans lequel un assistant me demanda de patienter, une pièce aux murs de verre, surplombait la salle de lecture de l’université. En ce début d’après-midi, la bibliothèque était pleine à craquer. Les cours avaient repris la semaine précédente et, derrière leurs livres et leurs écrans d’ordinateur, les étudiants travaillaient dans une atmosphère à la fois studieuse et détendue.

Devant ce cadre propice à l’étude, je repensai à la fac pourrie dans laquelle j’avais passé ma maîtrise : amphis bondés, cours soporifiques, profs politisés et je-m’enfoutistes, bâtiments des années 1970 aussi moches que décrépis, absence d’émulation, ambiance plombée par le chômage et les perspectives bouchées. Certes, la situation n’était pas comparable. Les étudiants inscrits ici payaient leur enseignement au prix fort, mais sans doute en avaient-ils au moins pour leur argent. C’est l’une des choses qui me révoltaient le plus en France : comment, depuis des décennies, la société pouvait-elle se satisfaire d’un système éducatif aussi figé, aussi peu stimulant et au bout du compte aussi inégalitaire derrière les discours de façade ?

Chassant ces pensées moroses que je savais en partie provoquées par la défection de Caradec, je profitai de ce moment pour parcourir sur l’écran de mon téléphone toute la documentation que j’avais téléchargée lors de mes recherches matinales.

Fondée au début des années 1990 par Ethan et Joan Dixon, un couple d’avocats fervents militants contre la peine de mort, le Transparency Project venait en aide aux possibles victimes d’erreurs judiciaires.

Pour mener ses propres contre-enquêtes, l’organisation avait dès l’origine noué des partenariats avec plusieurs universités de droit du pays. Sous la houlette d’avocats confirmés, des étudiants avaient donc commencé à rouvrir d’anciennes affaires criminelles dans lesquelles des individus, souvent défavorisés, avaient vu leur vie brisée à cause d’enquêtes bâclées et de procès expédiés par des tribunaux surchargés.

Au fil des années, la banalisation des tests ADN, y compris dans le cas d’affaires ayant déjà été jugées, avait mis au jour un nombre effrayant d’erreurs judiciaires. L’opinion publique américaine avait alors découvert que sa justice n’était pas seulement inéquitable, mais qu’elle était aussi devenue une machine à condamner en masse des innocents. Ainsi, ce n’étaient pas des dizaines, mais des centaines, voire des milliers de citoyens qui, sur la base parfois d’un seul témoignage, s’étaient retrouvés emprisonnés à vie ou expédiés dans le couloir de la mort.