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L’ADN n’était certes pas le Graal, mais, grâce à des organisations comme Transparency, de nombreuses personnes injustement condamnées dormaient désormais chez elles et plus entre les quatre murs d’une cellule.

— Bonjour, monsieur Barthélémy.

May Soo-yun referma la porte derrière elle. Âgée d’une quarantaine d’années, elle avait une démarche rigide et altière qui contrastait avec sa tenue décontractée : jean clair, veste en velours couleur canard brodée de l’écusson de la fac, paire d’Adidas Super-star usée. Ses cheveux d’un noir éclatant étaient la première chose que l’on remarquait chez elle. Entortillés autour d’une baguette turquoise, ils formaient un chignon qui lui conférait une sorte de distinction patricienne.

— Merci d’avoir accepté de me recevoir rapidement.

Elle prit place devant moi et posa sur le bureau une pile de dossiers qu’elle transportait sous le bras ainsi qu’un de mes romans traduit en coréen.

— Il appartient à ma belle-sœur, expliqua-t-elle en me le tendant. Vos livres sont très populaires en Corée. Elle serait ravie que vous le lui dédicaciez. Elle s’appelle Lee Hyo-jung.

Tandis que je m’acquittais de cette tâche, elle me confia :

— Je me souviens très bien de l’affaire Carlyle pour la bonne raison que c’est l’une des dernières dont je me sois occupée avant de quitter la police.

— Justement, pourquoi être passée de l’autre côté de la barrière ? demandai-je en lui rendant le roman.

Un sourcil frémit sur son beau visage très maquillé.

— De l’autre côté de la barrière ? Votre expression est à la fois juste et erronée. Fondamentalement, je fais le même métier : j’enquête, je décortique des comptes rendus d’interrogatoire, je revisite des scènes de crime, je retrouve des témoins…

— Sauf que vous cherchez à faire sortir des gens de prison au lieu de les y enfermer.

— Je cherche toujours à faire en sorte que justice soit rendue.

Je sentais que May Soo-yun était sur ses gardes et qu’elle avançait des formules toutes faites pour se protéger. Avant d’entrer dans le vif du sujet, je pris mon expression la plus avenante et essayai de lui poser une autre question sur son travail, mais elle me fit comprendre que son temps était précieux :

— Que voulez-vous savoir sur l’affaire Carlyle ?

Je lui montrai le dossier que m’avait remis Gladys.

— Comment avez-vous eu ça ? s’exclama-t-elle en tournant les pages.

— De la manière la plus honnête qui soit. C’est un dossier que la famille de la victime a obtenu suite à un cafouillage de l’enquête.

— Il n’y a pas eu de cafouillage de l’enquête, répondit-elle, touchée dans sa susceptibilité.

— Vous avez raison, disons alors un cafouillage entre des informations communiquées au 911 et la constatation des premiers policiers arrivés sur place.

— Oui, je me souviens de cet épisode.

Ses yeux étaient devenus noirs. Elle survolait le dossier, cherchant manifestement des pièces qui ne s’y trouvaient pas.

— Seuls des extraits ont été communiqués à la famille, précisai-je.

— C’est ce que je vois.

Je pris dix minutes pour lui expliquer mes récentes découvertes : l’achat par Joyce d’un téléphone portable prépayé quelques jours avant sa mort, son lien avec la journaliste Florence Gallo dont l’appartement se situait à l’endroit d’où avait été passé l’appel de détresse. Enfin, je lui fis part de mon hypothèse selon laquelle Joyce avait été tuée dans la maison de ses sœurs avant que son corps ne soit rapatrié dans sa salle de bains.

L’ancienne flic resta silencieuse pendant tout mon exposé, mais, au fur et à mesure que j’avançais mes pions, je la voyais se décomposer comme si elle allait tomber à la renverse.

— Si ce que vous me dites est vrai, cela signifie que le dossier a été classé trop rapidement, mais, à l’époque, nous n’avions pas toutes ces informations, reconnut-elle lorsque j’eus terminé.

Elle plissa les yeux et me prit à témoin :

— Le coroner lui-même a conclu à une overdose tristement banale, malgré cet appel troublant.

Son visage était blanc comme un linge. À nouveau, elle baissa la tête et fixa les feuilles étalées devant elle. J’eus alors une intuition :

— Madame, y avait-il autre chose d’important dans le dossier ? Quelque chose qui ne figure pas ici ?

May Soo-yun regarda par la fenêtre. Les yeux dans le vague, elle s’interrogea :

— Pourquoi vous intéressez-vous à cette enquête vieille de plus de dix ans ?

– Ça, je ne peux pas vous le dire.

— Alors, je ne peux pas vous aider.

Pris d’un accès de colère, j’avançai mon visage à quelques centimètres du sien et j’élevai la voix :

— Non seulement vous allez m’aider, mais vous allez le faire tout de suite ! Parce que vous avez gravement merdé il y a dix ans ! Et parce que vos beaux discours sur la justice ne peuvent pas se contenter d’être des incantations !

3.

Effrayée, May Soo-yun recula et me regarda comme si j’étais un psychopathe. Au moins, à présent, la glace était rompue. Pendant quelques secondes, elle ferma les yeux et je fus bien en peine de savoir ce qui allait suivre. Allait-elle sortir un hwando de son sac pour me trancher la tête ? Au lieu de ça, elle finit par me faire remarquer :

— Votre théorie ne nous dit toujours pas qui a assassiné Joyce.

— C’est pour ça que j’ai besoin de vous.

— Quel est votre suspect ? Une des sœurs de Joyce ?

— Je n’en sais rien. Je voudrais juste découvrir s’il y avait quelque chose d’utile dans le reste du dossier.

— Rien qui soit exploitable devant un tribunal, assura-t-elle.

— Vous ne répondez pas à ma question.

— Je vais vous raconter une histoire, monsieur Barthélémy. Vous qui êtes écrivain, elle devrait vous intéresser.

Il y avait un distributeur de boissons dans la pièce, elle se leva, sortit de la monnaie de la poche de son jean et prit une canette de thé matcha.

– À la base, j’ai une formation scientifique, raconta-t-elle en s’adossant à la machine. Mais j’ai toujours voulu me confronter au terrain et à la vie des gens dans ce qu’elle a de plus concret. Après mon Ph.D. en biologie, j’ai donc passé mon concours d’entrée au New York City Police Department. Au début, j’aimais ce métier et j’y réussissais plutôt bien, mais tout s’est déréglé en 2004.

Elle but une gorgée de thé vert et poursuivit :

– À l’époque, j’étais affectée au 52precint, celui de Bedford Park dans le Bronx. À quelques jours d’intervalle, j’ai enquêté sur deux affaires qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Un homme qui s’introduisait chez ses victimes, des jeunes femmes, les violait et les torturait avant de les achever. Deux affaires aussi atroces que sordides, mais en apparence faciles à résoudre puisque le tueur avait abandonné quantité de traces génétiques : chewing-gum, mégots, poils, ongles. Cerise sur le gâteau, le type était fiché au CODIS, la base de données de profils génétiques du FBI.

— Donc, vous avez coffré l’assassin ?

Elle hocha la tête.

— Oui, dès qu’on a eu les premiers résultats des analyses. Il s’appelait Eugene Jackson. Un jeune Noir de vingt-deux ans, étudiant dans une école de design. Homo, timide, visiblement intelligent. Il s’était retrouvé dans le fichier après une condamnation pour exhibitionnisme trois ans plus tôt. Un pari avec des potes qui avait dégénéré, avait-il plaidé à l’époque. Un truc pas très méchant, mais pour lequel il avait été condamné à un suivi psychiatrique. Pendant son interrogatoire, Eugene a nié les viols et les meurtres, mais ses alibis étaient flous et, surtout, son ADN l’enfonçait. C’était un gamin fragile. Dans la semaine qui a suivi son incarcération à Rikers, il s’est fait massacrer par ses codétenus. Transféré à l’hôpital de la prison, il s’est pendu avant même la tenue de son procès.