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— Suivez exactement le plan que nous avons élaboré ensemble, Joyce. Fixez l’appareil sous la table de la salle à manger avec du ruban adhésif, d’accord ?

— Je… Je vais essayer.

— Non, Joyce, n’essayez pas, faites-le !

Panique à bord. Moi non plus, je n’ai rien préparé. Je ferme la fenêtre pour ne plus entendre le bruit de la rue, branche le haut-parleur du téléphone. Je m’installe sur le comptoir de ma kitchenette et ouvre le capot de l’ordinateur que m’a prêté mon petit frère. Edgar est à New York depuis trois semaines. Après trois ans d’études à Ferrandi, il a été embauché au Café Boulud et squatte mon appartement en attendant de recevoir sa première paie.

Mes gestes sont maladroits : je n’ai jamais supporté les PC, mais Carrie, la femme d’Alan, a fracassé mon Mac hier après-midi en le balançant contre le mur de mon bureau. J’ouvre une application et branche le micro de l’ordinateur pour enregistrer la conversation.

Pendant une minute, rien ne se passe. Je pense même que la communication a été perdue avant d’entendre une voix masculine, déterminée, agacée. Les minutes qui suivent sont électriques. Je suis sidérée par ce que j’entends. Puis la conversation dérape. L’argumentation fait place à la menace, aux cris, aux larmes. Et soudainement, je comprends que l’irrémédiable est en train de se produire. La vie qui sort des rails, la mort qui éclabousse. J’entends le hurlement déchirant de Joyce. Joyce qui appelle au secours. Joyce qui m’appelle au secours.

Mes mains sont moites. Ma gorge se noue.

Un moment, je reste pétrifiée, comme si j’avais du coton dans les jambes. Puis je bondis hors de l’appartement. Je dévale l’escalier. Le trottoir. La foule. Le sang qui bat dans mes veines. La cabine téléphonique en face du Starbucks. Passage piéton. Bousculade. Mes mains qui tremblent en composant le 911, puis ma voix qui lance d’un trait : « Je vous appelle pour vous signaler une agression violente, au 6 Bilberry Street, dans la maison de Joyce Carlyle. Dépêchez-vous ! On est en train de la tuer ! »

2.

Je ne contrôle plus mon cœur. Il cogne comme s’il cherchait à quitter mon corps en me transperçant la poitrine.

Ascenseur en panne. L’escalier. Je remonte dans mon appartement, je colle le portable prépayé à mon oreille, mais il n’y a plus personne à l’autre bout du fil. Je tente de contacter Joyce, mais mon appel sonne dans le vide.

Merde. Que s’est-il passé ?

Je tremble. Je ne sais pas quoi faire. Me rendre sur place ? Non, pas encore. Soudain, je prends conscience que je n’ai pas peur uniquement pour Joyce, mais aussi pour moi. L’impression que le danger est partout. Je connais bien cette sensation. Une intuition, un sixième sens qui fait souvent la différence dans mon métier. J’attrape « mon » ordinateur et redescends sur le Bowery. Ne pas rester seule. Utiliser la foule comme bouclier.

J’entre dans le Starbucks, commande un café. Je trouve une place dans la salle, ouvre l’écran de l’ordinateur. Mon casque d’iPod sur les oreilles, je réécoute l’enregistrement. Effroi. Affolement. En quelques manipulations, je le compresse et le transforme en fichier mp3.

Gorgée de macchiato. Sur la facturette de mon café, je trouve le code Wi-Fi de l’établissement. Internet. Logiciel de courrier. Merde. Bien entendu, c’est le client de messagerie de mon frère qui s’ouvre et mes contacts ne sont pas enregistrés sur ce logiciel. Tant pis. Mes doigts courent sur le clavier. J’importe l’enregistrement pour le mettre en pièce jointe et, à toute vitesse, je tape l’adresse d’Alan : alan.kowalkowsky@att.net.

Ça y est, le mail est parti. Je reprends ma respiration puis j’appelle Alan sur son portable. Trois sonneries. Décroche, s’il te plaît ! Répondeur. Je lui laisse un message : « Je viens de t’envoyer un mail, Alan. Fais une copie de la pièce jointe. Tu ne vas pas en croire tes oreilles. Rappelle-moi. Je t’aime. »

Je ne peux pas rester ici. Je vais récupérer ma voiture, garée dans une impasse derrière l’ancien CBGB, et je vais conduire jusqu’à Harlem pour vérifier par moi-même ce qui s’est passé. Je remonte dans l’appartement pour prendre mes clés. Dans le couloir, de loin, je crois apercevoir une adolescente devant ma porte. Petite taille, un jean droit foncé, une chemise à carreaux Vichy, des Converse roses, un sac à dos en toile et un blouson Levis cintré comme celui que j’avais au lycée. Lorsqu’elle se retourne, je réalise que c’est une adulte et qu’elle a mon âge. Un visage lisse dont toute la beauté disparaît sous une frange brune et derrière des lunettes de vue Wayfarer.

Cette femme, je la connais et je l’admire. Elle s’appelle Zorah Zorkin. J’ai lu ses livres, j’ai écouté ses conférences, j’ai essayé à dix reprises de l’interviewer, mais elle a toujours décliné mes propositions. Et aujourd’hui, je sais de quoi elle est venue me parler.

Ou, du moins, je crois le savoir. Mais je me trompe. Zorkin n’est pas venue pour parler. Elle s’avance vers moi d’un pas lent et plus elle approche, plus je suis hypnotisée par ses yeux de serpent dont je ne saurais dire s’ils sont verts ou marron. À présent, elle est à moins de deux mètres de moi et tout ce que je trouve à lui murmurer, c’est :

— Vous avez fait vite.

Elle plonge la main dans la poche de son blouson pour en sortir un pistolet à impulsions électriques qu’elle pointe sur moi avant de me dire :

— Vous êtes vraiment très jolie.

Cette situation est tellement surréaliste qu’elle me laisse pantoise. Mon cerveau n’arrive pas à considérer que tout cela est réel. Pourtant, Zorah Zorkin presse la détente de son arme et les deux dards du Taser se plantent dans mon cou, libérant une décharge foudroyante qui me fait m’écrouler au sol et ouvre un grand trou noir.

3.

Lorsque je reprends connaissance, j’ai l’esprit embrumé, corseté dans une gangue tissée de fils hypnotiques. Fiévreuse, j’ai la nausée et je tremble. Ma bouche est pâteuse et ma langue a doublé de volume. J’esquisse quelques mouvements. Ma colonne vertébrale craque comme si elle était en miettes.

J’ai les bras entravés derrière le dos, les poignets menottés, les pieds retenus ensemble par un serre-flex. Plusieurs tours de ruban adhésif en tissu ultra-résistant s’enfoncent dans ma bouche.

J’essaie d’avaler ma salive malgré le bâillon. La panique m’envahit totalement.

Je suis à l’arrière d’un véritable mastodonte — une Cadillac Escalade aux vitres teintées — qui, du haut de ses deux mètres, domine la route et donne l’impression de survoler l’asphalte. La banquette est séparée de l’habitacle avant par une cloison de Plexiglas. Pour une raison que j’ignore encore, je porte ma combinaison de base jumpeuse. Tout y est : mon casque, le harnais intégral qui m’enserre les cuisses et les épaules, le sac contenant la voile, pliée à l’intérieur.

Derrière la plaque transparente, je distingue la silhouette épaisse du chauffeur : une carrure de militaire, la nuque rasée, les cheveux gris, coupés en brosse. À ses côtés, Zorah Zorkin a les yeux fixés sur l’écran de son téléphone. Protégée par mon casque, je tape de toutes mes forces avec ma tête contre la cloison. Zorkin me jette un bref coup d’œil, me regardant sans me voir avant de replonger dans son cellulaire. En plissant les yeux, j’aperçois la pendulette fixée au tableau de bord. Il est plus de 10 heures du soir.

La situation m’échappe. Quel est le sens de tout ça ? Comment les choses ont-elles pu se précipiter ainsi ?

Je me déplace en rampant pour regarder le paysage qui défile derrière la vitre arrière. La nuit. Une route isolée. Des sapins à perte de vue dont les pointes, secouées par le vent, se détachent dans un ciel d’encre.