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Au fil des kilomètres, je commence à deviner où nous nous trouvons. Si nous roulons depuis six ou sept heures, nous avons dû traverser la Pennsylvanie, le Maryland et la Virginie de l’Ouest. Nous sommes dans les Appalaches, près de Silver River Bridge.

Brièvement, je reprends espoir lorsque j’aperçois une autre voiture derrière nous. Je tape contre la vitre arrière pour attirer son attention puis, en y regardant de plus près, je reconnais ma petite Lexus rouge métallisé et je réalise qu’elle nous suit.

Là, soudain, je comprends quel est leur plan et je me mets à pleurer.

4.

J’avais vu juste : depuis vingt minutes, avec ma propre voiture dans son sillage, l’énorme 4 × 4 grimpe les pistes escarpées du Silver River Park. Les deux véhicules se garent bientôt l’un à côté de l’autre sur le promontoire désert qui domine la vallée et permet de descendre vers la rampe d’accès du vieux pont.

Une fois le contact coupé, tout s’enchaîne très vite : le militaire — que Zorah appelle Blunt — ouvre la portière latérale du SUV et m’attrape par la taille avec une force surhumaine pour me hisser sur son épaule et me conduire sur le pont. Aux aguets, Zorah Zorkin marche à quelques mètres derrière nous. J’essaie de hurler, mais, dès que j’ouvre la bouche, le chatterton me taillade la commissure des lèvres. De toute façon, ça ne servirait à rien. Dans l’espace, personne ne vous entend crier. À cette heure-ci, c’est un peu la même chose au Silver River Park.

Jusqu’au dernier moment, je refuse de croire en l’inéluctable. Peut-être veulent-ils seulement me faire peur. Mais on ne parcourt pas six cents kilomètres pour faire peur à quelqu’un.

Comment ont-ils pu avoir cette idée ? Comment ont-ils su ? Pour ce lieu, pour ce sport ? Facile. Ils ont simplement fouillé mon appartement, trouvé mon équipement, mes photos et mes cartes annotées.

Arrivé au milieu de la structure d’acier, Blunt me balance au sol. Je me relève et essaie de m’enfuir, mais, à cause de mes liens, je m’écroule presque aussitôt.

Je me redresse. J’entends la rivière d’argent qui coule trois cents mètres plus bas. La nuit est splendide, très claire. Un ciel dégagé, un froid sec, une lune presque pleine, lourde, immense.

Zorah Zorkin me fait face sur le pont. Elle a enfoncé ses mains dans les poches d’une veste Barbour en coton enduit et porte une casquette de base-ball de la NYU, l’université dans laquelle elle a fait ses études.

Je lis dans son regard une détermination sans faille. Pour elle, à cet instant, je ne suis pas un être humain. Seulement un problème qu’il faut régler au plus vite.

Je suffoque, je transpire, je me pisse dessus. Une vision d’horreur cannibalise mon esprit. Mon sang se fige. Ce que je vis est de l’ordre de l’impensable, au-delà de la panique. Mon corps est raide, presque paralysé. Alors que le chatterton vient de céder, je jette mes dernières forces pour me traîner devant elle. Je hurle. Je me prosterne, je la supplie, je l’implore.

Mais son indifférence est glaçante.

— On y va, lance Blunt en se penchant vers moi et en tranchant le filin de l’extracteur du parachute. Je ne peux rien faire. C’est une masse taillée dans la roche. Un colosse qui lui aussi est pressé d’en finir. Et c’est là que l’impensable se produit. Avant de laisser le bourreau faire son office, une lueur s’allume dans les yeux de Zorah.

— Je ne sais pas si vous êtes au courant, me dit-elle. Si ce n’est pas le cas, j’ai pensé que vous aimeriez savoir.

Je ne comprends pas à quoi elle fait allusion jusqu’à ce que, joignant le geste à la parole, elle sorte quelque chose de sa poche. Mon test de grossesse.

— Il est positif. Vous êtes enceinte, Florence, félicitations.

Pendant quelques secondes, je reste figée, interdite. Je n’appartiens plus au monde. Je suis déjà ailleurs.

Puis, presque dans un seul mouvement, Blunt coupe mes liens, m’attrape par les jambes, me soulève et me fait passer par-dessus la rambarde.

5.

Je tombe.

Et je ne pense même pas à crier.

D’abord, la terreur m’empêche de penser.

Puis les quelques secondes que dure la chute se dilatent.

Et, peu à peu, je me fais plus légère.

La peur se transforme en nostalgie. Je ne revois pas ma vie en accéléré. Je repense juste à tout ce que j’aimais : la clarté du ciel, le réconfort de la lumière, la force du vent.

Je pense surtout à mon bébé.

Le bébé que je porte dans le ventre et qui va mourir avec moi.

Pour ne pas pleurer, je me dis qu’il faut que je lui trouve un prénom.

Le sol se rapproche, désormais, je ne fais qu’un avec le ciel, les montagnes, les sapins. Je n’ai jamais cru en Dieu, pourtant, à cet instant, j’ai l’impression que Dieu est partout. Ou plutôt que la nature est Dieu.

Une demi-seconde avant l’impact, j’ai une révélation.

Mon bébé est une fille.

Elle s’appellera Rebecca.

Je ne sais pas encore où je vais, mais j’y vais avec elle.

Et ça me fait moins peur.

Troisième jour, l’après-midi

Les dragons dans la nuit

18

La route de l’Ouest

On n’aime jamais qu’un fantôme.

Paul VALÉRY
1.

Le soleil. La poussière. L’asphalte.

La chaleur de la fin d’été. John Coltrane dans l’auto-radio.

Fenêtre ouverte, bras replié sur la portière, cheveux en bataille, Marc Caradec taillait la route.

Le paysage défilait derrière sa paire de lunettes teintées. Des fermes d’élevage, des pâturages, des tracteurs et des silos à grain. Le paysage d’une Amérique rurale, figée dans le temps. Des champs à perte de vue. Aplats monotones aux couleurs de blé, de maïs, de soja, de tabac.

C’était la première fois que Marc mettait les pieds dans le Midwest. Immédiatement, il avait pensé aux cours de géographie qu’il faisait réviser à sa fille lorsqu’elle était au collège. Ces cartes coloriées aux crayons de couleur qui délimitaient les grands espaces agricoles américains : Corn Belt, Fruit Belt, Wheat Belt, Dairy Belt… Des devoirs chiants, complètement abstraits lorsqu’on a quatorze ans et qu’on n’a jamais beaucoup voyagé, mais qui prenaient pour lui aujourd’hui une réalité saisissante.

Caradec déplia le bras pour éviter une crampe et regarda sa montre. Un peu plus de 17 heures. Quatre heures s’étaient écoulées depuis qu’il avait abandonné Raphaël au bar à huîtres. Sur une intuition, il avait foncé à JFK et acheté un billet d’avion pour l’Ohio. Moins de deux heures de vol plus tard, il atterrissait à Columbus. À l’aéroport, il avait loué une Dodge. Pour les premiers kilomètres, il avait essayé de faire fonctionner son GPS, puis y avait renoncé. Il avait mis le cap sur le nord-ouest, se contentant de suivre les panneaux indicateurs en direction de Fort Wayne.

Il n’avait pas dormi la nuit dernière et très peu les deux précédentes. Avec le décalage horaire et les anxiolytiques, il aurait dû tomber comme une masse, mais c’était le contraire qui arrivait : il débordait d’énergie. L’adrénaline qui courait dans son organisme le maintenait dans un état d’exaltation où tous ses sens étaient en alerte. Pour le meilleur et pour le pire.

Le meilleur, c’était une acuité dans le raisonnement. Ses pensées fusaient, couraient, s’accéléraient, se bousculaient dans sa tête dans un chaos fécond qui jusqu’à présent lui avait fait prendre les bonnes décisions. La face plus sombre, c’était une forme d’hypersensibilité. Les souvenirs étaient en embuscade : Élise, la petite, l’irréversibilité atroce de certains événements.