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Parfois, une larme tiède le prenait par surprise et coulait sur sa joue. Les fantômes rôdaient et seuls les médicaments les tenaient à distance. Il songea à cette phrase d’Aragon : « Être homme, c’est pouvoir infiniment tomber. » Lui, ça faisait presque douze ans qu’il tombait. Ces derniers jours, la douleur s’était réveillée. Elle finirait par gagner, il le savait. Viendrait un jour où elle lâcherait ses chiens qui dévoreraient tout. Ce jour était proche, mais ce n’était pas encore aujourd’hui.

Marc prit une longue respiration. À cet instant, sur cette route solitaire, il se sentait doué de clairvoyance. Il avait même l’impression de marcher sur l’eau. Depuis qu’il avait descendu ce flic, cet abruti de Stéphane Lacoste, il était porté par quelque chose qui le dépassait. Lorsque la balle l’avait frôlé, sa peur s’était évanouie d’un coup. Il se remémora la suite de la scène, déroulant les images au ralenti. Il avait saisi son arme, s’était redressé et avait fait feu. Il avait ôté la vie avec une sorte de limpidité et de grâce. Comme si ce n’était pas vraiment lui qui tirait.

L’évidence lui avait crevé les yeux.

Il allait retrouver Claire parce que c’était sa mission.

Il allait retrouver Claire parce que c’était dans l’ordre des choses.

Dans une enquête de police, l’ordre des choses, c’est ce moment particulier où ce n’est plus vous qui cherchez la vérité, mais la vérité qui vous cherche.

Plus de dix ans après son commencement, l’affaire Carlyle révélait ses ramifications tentaculaires et inattendues. Une gigantesque cascade de dominos qui enjambait les rives de l’Atlantique. Dans sa tête, Marc entendait le bruit des pièces rectangulaires qui tombaient les unes après les autres : Clotilde Blondel, Franck Muselier, Maxime Boisseau, Heinz Kieffer, Joyce Carlyle, Florence Gallo, Alan Bridges…

La disparition ou la mort d’un enfant n’affecte jamais qu’une seule famille. Elle embrase tout sur son passage, elle consume tout, elle casse les êtres, elle brouille les responsabilités, renvoyant chacun à ses défaillances et à ses cauchemars.

Marc arriva à un embranchement, mais n’appuya même pas sur la pédale de frein. Il prit à droite sans regarder ni carte ni panneau. Il n’était pas certain de savoir où ça allait le mener, mais il était certain d’une chose : le train était lancé. Dans un alignement de planètes, la vérité reprenait brutalement ses droits. Elle refaisait surface, elle giclait, éclaboussait avec toute la force que certains avaient mise pour la cacher. Le processus était inéluctable et dévastateur.

Et lui, Marc Caradec, était un simple instrument de la vérité.

2.

Après mon rendez-vous avec May Soo-yun, j’étais repassé à l’hôtel pour voir mon fils. J’avais lutté pied à pied avec lui pour l’obliger à faire une sieste. Et j’avais perdu. Comme souvent, le combat s’était fini devant l’écran d’ordinateur à regarder un vieux Louis de Funès. Sur le coup de 15 heures, il avait fini par s’endormir devant Le Grand Restaurant et, malgré moi, je m’étais laissé glisser avec lui dans les bras de Morphée.

C’est le carillon léger d’un SMS qui me réveilla. J’ouvris les yeux en sueur. Théo gazouillait à l’autre bout du lit, couché sur le dos, les pieds en l’air, en train de jouer avec Fifi, son chien en peluche. Je regardai ma montre : il était 18 heures passées.

— Bordel de merde ! criai-je en bondissant du lit.

— Bodel de mede, répéta mon fils en rigolant.

J’inspirai à fond pour ne pas éclater de rire.

— Non, Théo ! C’est un très gros mot, tu ne dois pas dire ça !

Pendant que mon fils, hilare, hésitait manifestement à répéter sa trouvaille, je regardai mon téléphone. Je venais de recevoir un message de May Soo-yun : Vous avez un rendez-vous dans 20 minutes. Perlman’s Knish Bakery.

Sans passer par la réception, j’appelai Marieke depuis le téléphone fixe de la chambre. La jeune baby-sitter était en train de prendre un verre avec ses copines chez Raoul’s, un bistrot de Soho. Tout en commandant un VTC sur mon portable, je négociai avec elle pour qu’elle consente à garder Théo le reste de la soirée. Elle pouvait être là dans un quart d’heure, mais, en bonne capitaliste, elle profita de sa position pour m’imposer des tarifs déraisonnables que je fus bien forcé d’accepter.

J’arrivai donc à mon rendez-vous avec une petite demiheure de retard. La Perlman’s Knish Bakery était une échoppe d’Essex Street située à deux pas du 7precint, le commissariat du Lower East Side.

La boutique était vide, à l’exception d’un couple de Japonais qui jouaient à se prendre en photo devant le comptoir. Derrière un grand présentoir de verre, un vieil homme vendait des spécialités culinaires juives. Dans le fond du magasin, on avait installé quelques tables en Formica encadrées de banquettes en Skaï rouge.

M’étonnant de l’absence de May, je m’assis à la place la plus proche de l’entrée et commandai une bouteille d’eau. Sur la table, le client précédent avait laissé le New York Times du jour. J’étais nerveux et furieux de m’être endormi. Machinalement, je feuilletai le quotidien en gardant un œil sur l’entrée. Il faisait lourd. Un vieux ventilateur brassait de l’air tiédasse saturé d’odeurs d’ail, de persil et d’oignons frits. Mon téléphone vibra. Cette fois, c’était un SMS d’Alan :

Venez me voir tout de suite, AB.

Que se passe-t-il ? lui demandai-je dans la foulée.

J’ai du nouveau sur Joyce Carlyle.

Dites-moi, Alan.

Pas au téléphone.

J’arrive dès que je peux, promis-je.

Alors que je pianotais sur mon écran, un homme poussa la porte de la Bakery. Mon âge, silhouette compacte, cheveux corbeau, barbe de trois jours. L’air épuisé, il avait dénoué sa cravate et retroussé les manches de sa chemise. Dès qu’il m’aperçut, il traversa le restaurant d’un pas décidé et s’assit en face de moi.

— Détective Baresi, se présenta-t-il. Je suis l’ancien coéquipier de May. C’est moi qui ai travaillé avec elle sur la mort de Joyce Carlyle.

— Raphaël Barthélémy.

Le flic s’épongea le front avec une serviette en papier.

— May m’a demandé de vous rencontrer. Je vous préviens, je n’ai pas beaucoup de temps. Avec la convention républicaine, on bosse comme des tarés depuis trois jours.

Baresi devait être un habitué des lieux, car le propriétaire lui apporta immédiatement de quoi se restaurer.

— Les knishes sortent juste du four, Ignazio, assura le patron en posant devant le flic un plateau contenant des beignets de pommes de terre, du coleslaw et des cornichons.

Une question me brûlait les lèvres :

— Vous avez pu retrouver le dossier de l’affaire ?

Baresi se servit un verre d’eau en secouant la tête.

— Ce dossier remonte à dix ans. S’il existe encore, il se trouve dans les archives du 52precint. Concrètement, ça veut dire qu’il est stocké dans des entrepôts à Brooklyn ou au Queens. Je ne sais pas ce que May vous a promis, mais on ne peut pas sortir un vieux dossier en claquant des doigts. Il faut des autorisations. C’est compliqué et, surtout, ça prend des semaines.

Je ravalai ma déception.

— Elle m’a dit qu’il y avait une trace génétique sur la scène de crime.