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Baresi fit la grimace.

— Elle est allée un peu vite en besogne. La scène de crime était parfaitement clean, justement. La seule chose qu’on a retrouvée, c’était un moustique.

— Un moustique ?

Je pensais qu’il faisait allusion à un terme d’argot policier, mais il s’agissait bien d’un insecte.

— Ouais… Un moustique écrasé, gorgé de sang, sur le carrelage de la salle de bains de la victime. Comme toujours, May a voulu faire la maligne. Elle s’est dit que le meurtrier avait peut-être été piqué par le diptère et que, si c’était le cas, son ADN se trouvait encore dans le corps du moustique. Dès lors, elle s’est mis en tête de le faire analyser.

— Vous étiez contre ?

Baresi avala l’une de ses boulettes de pommes de terre.

— Bien entendu, car, même en ayant beaucoup de chance, est-ce que ça prouverait le crime ? Absolument pas. Et ça ne tiendrait pas une seconde devant un tribunal. Donc, ça ne servait à rien. À l’époque, May, c’était « Madame-tout-pour-ma-gueule » : une ambition démesurée, malsaine. Elle espérait qu’on parle d’elle en tentant quelque chose qui n’avait jamais été fait à New York.

Baresi prit le temps de mastiquer plusieurs knishes avant de continuer :

— Les techniciens se sont occupés malgré tout du moustique. Ils ont réussi à récolter un échantillon de sang qu’on a transmis au labo. Là, les gars sont parvenus à extraire de l’ADN et à établir un profil génétique.

— Et ensuite ?

Le flic haussa les épaules.

— Ensuite, c’est la procédure classique. Celle que vous voyez dans les séries télé : le labo a enregistré le nouveau profil dans les bases de données et l’a comparé avec les profils qui y figuraient déjà.

— Qu’est-ce que ça a donné ?

— Rien. Nada, assura Baresi en me tendant une feuille de papier. Voici la copie du rapport du labo. J’ai retrouvé leur mail sur le serveur. Comme vous pouvez le voir : aucune concordance avec un profil déjà enregistré.

Il croqua dans un cornichon et remarqua, la bouche pleine :

— De toute façon, le labo a mis tellement de temps à nous faire parvenir ses résultats que, dans l’intervalle, on avait déjà classé le dossier.

Je regardai le rapport. Le profil génétique se présentait sous la forme d’une sorte de code-barres ou d’un histogramme offrant une présentation synthétique de treize segments d’ADN, les treize loci nécessaires pour identifier un individu avec fiabilité. C’était frustrant : l’assassin était sans doute là, devant mes yeux, mais je n’avais aucun moyen de connaître son identité.

— Combien y avait-il de personnes fichées à l’époque ?

Baresi haussa les épaules.

— Dans le CODIS ? Au milieu des années 2000 ? Je ne sais pas exactement. Peut-être deux millions.

— Combien y en a-t-il aujourd’hui ?

— Plus de dix millions. Mais je vous vois venir : il n’est pas question d’effectuer une nouvelle recherche.

— Pourquoi ?

Exaspéré, le policier pointa vers moi un doigt accusateur :

— Je vais vous dire le fond de ma pensée. Dans la police, on est constamment en sous-effectif. Notre boulot, c’est de traiter les crimes et les délits au moment où ils sont commis. Pas dix ans après. Une affaire qui traîne est une affaire malsaine. Pour moi, les cold cases sont une sorte de coquetterie pour intellectuels et je n’ai aucun respect pour les collègues qui s’y complaisent.

Je tombais des nues.

— Je connais beaucoup de flics et je suis à peu près certain que personne ne pense comme vous.

Baresi soupira et éleva le ton en se montrant grossier :

— Votre affaire, elle pue la merde, OK ? Alors, laissez tomber ! Vous n’avez pas autre chose à foutre que de pleurer sur la mort d’une junkie ?

J’allais m’énerver à mon tour lorsque je compris : le flic ne pensait pas un mot de ce qu’il disait. S’il essayait de me dissuader d’enquêter, c’était parce qu’il connaissait l’identité de l’assassin.

3.

Le soleil commençait à décliner sur les plantations du Midwest. Sa lumière dorée inondait les cannes de maïs, se faufilait entre les plants de soja, prenant à revers et à contre-jour les silhouettes massives de hangars à grain et de fermes laitières.

Au volant de son monospace, Marc Caradec filait toujours vers l’ouest.

Beaucoup percevaient les paysages de l’Ohio comme exaspérants de monotonie. Lui, au contraire, se coulait avec un certain contentement dans ces couleurs flamboyantes, goûtant les mille variations de lumière, et la foule de détails qui se succédaient au fil de la route : le profil surréaliste d’une moissonneuse-batteuse rouillée, un troupeau de vaches ruminant avec placidité, une enfilade d’éoliennes tournoyant dans un ciel safrané.

Les panneaux s’enchaînaient, aux noms tout droit sortis de westerns : Wapakoneta, Rockford, Huntington, Coldwater… L’endroit qu’il cherchait se situait peu avant Fort Wayne, à la limite de l’Ohio et de l’Indiana. Encore quelques kilomètres et il saurait s’il avait eu une intuition géniale ou s’il n’avait fait que perdre un temps précieux.

Un General Store se profila à l’horizon. Marc jeta un coup d’œil à la jauge. Il n’était pas encore à sec, mais il décida de se débarrasser maintenant de la corvée d’essence.

Clignotant. Vitesses qui rétrogradent. Nuage de poussière. Il se gara devant l’unique pompe, non loin d’un pick-up antique échappé des pages d’un roman de Jim Harrison.

— Le plein, monsieur ?

Un gamin avait surgi derrière lui. Vêtu d’une salopette trop grande et d’une casquette des Reds de Cincinnati, il avait une bouille souriante. Treize ans à tout casser, mais ici ce n’était apparemment pas un problème de faire travailler les gosses.

— Yes, please, répondit-il en lui tendant les clés du SUV.

Marc poussa la porte du diner accolé au « magasin général » et fit quelques pas sur le parquet défoncé recouvert de sciure. Les particules de poussière qui dansaient dans les rayons du soleil se dissipaient sur son passage. Le flic balaya la pièce du regard. En ce début de soirée, le restaurant en préfabriqué était plongé dans une sorte de demi-sommeil. Derrière le comptoir, quelques habitués vidaient des pintes de bière en s’injectant du cholestérol directement dans les veines sous forme de hamburgers au bacon, de BBQ ribs et de fish and chips baignant dans leur graisse. Dans un coin du plafond, un téléviseur fatigué retransmettait en direct le déroulement de la convention républicaine, mais le son était coupé et personne n’y prêtait attention. D’un poste de radio posé sur une étagère s’élevait un vieux tube de Van Morrison.

Marc grimpa sur un tabouret et commanda une Bud qu’il dégusta tout en relisant ses notes. Sur le papier, l’hypothèse qu’il avait choisi de privilégier ne valait pas tripette, mais il s’y accrochait de toutes ses forces. S’il se souvenait bien de ses cours de latin, le concept d’intuition dérivait d’un terme signifiant « image réfléchie par un miroir ».

L’image. Les images. C’est bien à cela qu’il avait prêté attention : le film qu’il avait vu défiler dans son esprit en essayant de se mettre à la place de Florence Gallo. C’était une méthode que lui avait enseignée au début de sa carrière un vieux flic de la BRB adepte de yoga, de sophrologie et d’hypnose. Essayer d’entrer littéralement en empathie avec une victime. Se mettre intuitivement à sa place, ressentir la même chose, pendant un bref moment devenir elle.