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— Vous aurez du mal.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’il est mort depuis dix ans, lâcha-t-elle, flegmatique.

Marc accusa le coup. Il voulut relancer Ginger pour en savoir plus, mais la serveuse était happée par d’autres clients.

Merde.

La nouvelle de cette mort compliquait sa théorie, mais ne l’invalidait pas. Marc pensait toujours que le mail envoyé par Florence Gallo avait atterri sur une boîte de messagerie existante. S’il ne connaissait pas grand-chose en informatique, il avait des réserves de bon sens. Dans le bar à huîtres, il avait eu l’idée de consulter l’annuaire téléphonique en ligne et quelque chose l’avait frappé. Hors liste rouge, sur toute l’étendue du territoire américain, il existait des centaines de l’un d’eux s’appelait Alan et habitait ici, à la frontière de l’Ohio et de l’Indiana !

Depuis qu’il avait fait cette découverte, une rengaine tenace s’était incrustée dans son esprit : et si c’était cet homme qui avait reçu le message de Florence ? Une semblable mésaventure lui était arrivée, à lui, deux ans plus tôt. Un matin, il avait trouvé sur sa messagerie des photos impudiques accompagnées d’un texte plutôt salace adressé par une jeune femme prénommée Marie à son presque homonyme, un certain Marc Karadec qui vivait à Toulouse et avait le même fournisseur d’accès que lui.

Une gorgée de bière fraîche pour éclaircir ses idées. Et une nouvelle interrogation : si cet Alan Kowalkowsky était décédé, comment expliquer que sa ligne soit toujours référencée ?

Marc fit un signe pour appeler Ginger, mais elle préférait s’attarder avec un jeunot qui louchait sur son décolleté. Marc soupira et sortit un billet de vingt dollars qu’il agita dans sa direction.

— Si tu crois que tu peux m’acheter, lâcha Ginger en accourant pour empocher l’argent.

Caradec fut saisi d’un début de vertige. Il cligna des yeux et prit une longue respiration. Soudain, tout l’écœurait dans ce lieu : l’odeur de friture, la vulgarité ambiante, la médiocrité de ces gens enkystés à ce comptoir qui semblait être leur seul horizon.

— Parle-moi d’Alan, demanda-t-il. C’était un fermier ?

— Oui, il avait une petite exploitation qu’il gérait avec sa femme, Helen.

— Tu sais de quoi il est mort ?

— Il s’est suicidé. Un truc horrible. Je n’ai pas envie de parler de ça.

Marc plissa les yeux pour déchiffrer la phrase tatouée sur le bas du cou de la serveuse : « We live with the scars we choose ». Pas totalement faux, mais pas si simple. Puis il sortit un autre billet que Ginger glissa immédiatement dans la poche de son jean.

— Alan n’avait qu’une passion dans la vie : la chasse au cerf qu’il pratiquait dès qu’il en avait l’occasion. Le plus souvent, il demandait à son fils de l’accompagner, même si celui-ci n’aimait pas trop ça. Son gamin s’appelait Tim. C’était un gosse formidable. Le genre à vous faire regretter de ne pas avoir d’enfants.

Le regard de Ginger se perdit quelques secondes dans le vague avant de revenir à son histoire.

— Un matin, il y a dix ans, Tim a refusé de suivre son père, mais, encore une fois, Alan a fortement insisté. Il disait que, grâce à la chasse, son fils allait devenir un homme. Ce genre de conneries, vous voyez…

Marc acquiesça de la tête.

— Leur dispute s’est prolongée en forêt jusqu’à un point de non-retour. Cette fois, Tim a tenu tête à son père et lui a balancé ses quatre vérités. Alors que son fils rebroussait chemin pour rejoindre la ferme familiale, Alan a continué à pister l’animal qu’il traquait depuis plusieurs heures. À un moment, il a cru entendre le cerf dans un fourré et il a tiré à l’aveugle. Vous devinez la suite.

Saisi par une vision d’horreur, Marc bredouilla :

— Il avait… touché son fils ?

— Ouais. La flèche de l’arbalète a traversé la poitrine du gamin au niveau du cœur. Tim est mort presque sur le coup. Il avait quatorze ans. Alan ne l’a pas supporté. Il s’est tiré un coup de fusil le lendemain de l’enterrement de son fils.

Marc soupira bruyamment.

— Sale histoire, putain. Et sa femme ?

— Helen ? Elle habite toujours dans la ferme. Avant le drame, c’était déjà une fille étrange, solitaire, intello. Depuis, elle est devenue complètement givrée. Elle a laissé l’exploitation dépérir, elle vit dans la crasse, elle se bitture du matin au soir…

— Comment gagne-t-elle sa vie ?

Ginger cracha son chewing-gum dans la poubelle.

— Vous voulez la vérité ?

— Au point où on en est…

— Pendant quelques années, elle a fait des passes. Pour les gars de la région qui voulaient tirer leur coup, le passage chez la veuve Kowalkowsky était une solution pratique.

Marc regarda la porte. C’en était trop. Il fallait qu’il quitte cet endroit.

— Si vous voulez mon avis, continua Ginger, elle ne doit plus travailler beaucoup. Même les mecs en manque de baise ne sont pas prêts à se taper des mortes.

2.

New York

Alan Bridges était contrarié.

— Qu’est-ce que vous foutiez, Raphaël ? ça fait plus d’une heure que je vous attends !

— Je suis désolé. Je vous expliquerai.

Au dernier étage du Flatiron, le bureau d’Alan s’était transformé en QG de crise : on avait punaisé de vieilles photos sur un panneau de liège, consigné des dates sur un tableau Velleda, déballé des cartons débordant de livres. Sur le mur, trois écrans amovibles étaient reliés par Wi-Fi aux ordinateurs portables de deux jeunes journalistes du #Winter Sun. Alan me présenta plus formellement ses assistants, que j’avais déjà croisés le matin :

— Christopher Harris et Erika Cross. Tout le monde ici les appelle Chris & Cross.

Cross était une belle rouquine dont les cheveux ondulaient sur les épaules, Chris, un gringalet mutique au look androgyne et au regard fuyant. Derrière le mur de verre, l’équipe de muckrackers s’était déplumée, la plupart des journalistes ayant rejoint le Madison Square Garden pour couvrir la fin de la convention républicaine.

Alan prit un ton grave :

— J’étais sceptique sur ce que vous m’avez raconté, mais j’avais tort.

Il désigna les cartons posés au sol.

— On a suivi vos conseils : on est allés fouiller le garde-meuble de Joyce Carlyle et quelque chose de très étrange a retenu notre attention.

Il prit un ouvrage posé sur son bureau et me le tendit. Intitulé The Unusual Candidate, c’était une biographie de Tad Copeland.

— Parue fin 1999, pendant la première campagne électorale de Copeland au poste de maire de Philadelphie, expliqua-t-il. Le bouquin a été publié à compte d’auteur avec un tirage modeste de cinq cents exemplaires. C’est le genre de livre politique hagiographique sans intérêt qui se vend généralement à la permanence des candidats et lors de leurs meetings.

Je lus le nom de l’auteur :

— Pepe Lombardi ?

— Un ancien journaliste et photographe du Philadelphia Investigator, une feuille de chou locale. Le type a suivi Copeland depuis ses débuts en politique alors qu’il n’était encore qu’un simple conseiller municipal.

Je feuilletai le livre, puis l’ouvris à une page du cahier photo central marquée d’un Post-it.

— Vous la reconnaissez ?

Les deux clichés dataient de la fin des années 1980 (respectivement décembre 1988 et mars 1989 si on en croyait la légende). Ils mettaient en scène Joyce et Tad dans les bureaux de Take Back Your Philadelphia, l’organisation qu’avait créée Copeland avant d’apparaître sur la scène politique. À cette époque, la mère de Claire était splendide, jeune, pétillante. Un corps élancé, des traits fins et réguliers, des dents blanches, de grands yeux verts en amande. La ressemblance avec Claire était flagrante.