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Les deux photos traduisaient une complicité évidente, mais je me méfiais des photos.

— On a fait notre enquête, reprit Alan. Joyce a travaillé pour TBY pendant presque un an, d’abord comme bénévole puis comme salariée.

— Qu’est-ce que vous en concluez ?

— Vous êtes aveugle ou quoi ? Il se la tapait ou il avait l’intention de se la taper, me lança Cross dans un élan aux accents assez peu féminins. ça me rappelle les photos de Clinton et Lewinsky. Leur accolade sentait le sexe à dix lieues à la ronde.

— Ce ne sont que des photos, rétorquai-je. On leur fait dire n’importe quoi, vous le savez bien.

— Attendez la suite, poursuivit la rousse. On a retrouvé la trace de Pepe Lombardi dans une maison de retraite du Maine. Il est âgé de quatre-vingt-dix ans aujourd’hui, mais il a toujours les idées bien en place. Je l’ai appelé il y a une heure. Il m’a raconté qu’en 1999, dix jours après la sortie du livre, Zorah Zorkin, la directrice de campagne de Copeland, lui a racheté l’intégralité de son stock ainsi que tous les négatifs de ses photos.

— Sous quel prétexte ?

Alan reprit la parole :

— Officiellement, le candidat avait tellement aimé le livre qu’il souhaitait la parution d’une nouvelle édition avec une préface qu’il aurait lui-même rédigée.

— Et le livre n’est jamais ressorti, devinai-je.

— Si, justement ! Il a même été réédité plusieurs fois, mais, dans les nouvelles éditions, les deux photos de Joyce avaient disparu.

Je me fis l’avocat du diable :

— Il peut y avoir mille raisons à cela. Vous l’avez dit vous-même : si ces clichés sont équivoques, il n’est pas anormal que l’homme politique ait cherché à les faire disparaître d’une biographie. D’autant qu’il était marié.

— Sauf que ça ne s’est pas arrêté là, assura Alan en se retournant vers Chris & Cross.

La rousse flamboyante expliqua :

— On a un peu fouillé dans les arcanes du Web, notamment sur les sites de vente de livres d’occasion. Chaque fois qu’un exemplaire de l’édition originale refait surface, par exemple sur Amazon ou sur eBay, il est presque instantanément racheté pour une grosse somme.

— Par qui ?

Elle haussa les épaules.

— Difficile de le savoir avec certitude, mais pas très compliqué à deviner.

Pour la première fois, Chris, l’androgyne timide, sollicita la parole :

— Il y a autre chose. À l’époque, certaines médiathèques ou bibliothèques municipales de Pennsylvanie avaient acquis la biographie. J’ai réussi à en contacter quelques-unes. On trouve bien la trace du livre sur leurs catalogues en ligne, mais, concrètement, le bouquin n’est jamais sur les rayons. Soit il a été perdu, soit il a été emprunté et jamais rendu.

D’un geste de la tête, Alan demanda à ses assistants de nous laisser. Il attendit que nous fussions seuls pour me parler franchement :

— Bon, on ne va pas tourner autour du pot, Raphaël. Si Copeland s’est donné tant de mal pour faire disparaître ces photos, c’est que non seulement il a eu une aventure avec Joyce Carlyle, mais surtout qu’il est le père de Claire. Tout concorde : les dates de sa liaison supposée avec Joyce, le fait que la petite soit métisse…

— J’y ai pensé, bien sûr, c’est une possibilité.

— Ce qui me surprend, en revanche, c’est que vous m’assuriez que Florence enquêtait sur Joyce et Copeland peu de temps avant sa mort.

— Pourquoi ?

— Florence et moi pensions la même chose à propos de la vie privée des hommes politiques : elle ne nous intéressait pas. Nous considérions que le journalisme actuel était justement en train de crever à cause de ce voyeurisme hypocrite. Je me fous de savoir que le prochain président des États-Unis a peut-être eu une aventure extraconjugale il y a plus de vingt ans. ça ne le disqualifie pas à mes yeux pour diriger le pays.

— Attendez, Alan, vous n’y êtes pas : je pense que c’est Joyce elle-même qui, à l’époque, avait l’intention de révéler que Copeland, le nouveau gouverneur de Pennsylvanie, était le père de sa fille.

— Si elle voulait de la publicité, pourquoi avoir attendu si longtemps ?

— Parce que sa fille venait d’être enlevée et que l’enquête piétinait. C’est en tout cas ce que j’aurais fait à sa place : médiatiser l’affaire à outrance dans l’espoir que l’on retrouve ma fille.

Le silence se fit dans la pièce.

— Qu’est-ce que vous êtes en train d’essayer de me dire, Raphaël ?

— Que Tad Copeland a sans doute tué, ou fait tuer, son ancienne maîtresse.

21

La saison du chagrin

Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée…

Respires-en sur moi l’odorant souvenir.

Marceline DESBORDES-VALMORE
1.

Midwest

Le soleil tirait ses derniers feux lorsque Caradec arriva chez la veuve Kowalkowsky.

Le bâtiment principal était une maison trapue qui s’élevait sur deux étages. Une ferme typique du Midwest comme il en avait vu des centaines en remontant de Columbus jusqu’à Fort Wayne. Mais ce que Marc n’avait pas vu ailleurs et qui faisait la singularité de la propriété, c’était la grange. Un hangar à grain à la façade cramoisie et au toit blanc en forme d’ogive dont la silhouette imposante se détachait dans le ciel embrasé.

Marc s’avança vers la maison, les yeux fixés sur le porche à la peinture écaillée qui se prolongeait tout le long de la façade. Il grimpa les quatre marches qui menaient à l’entrée. Sans doute à cause de la chaleur, la porte était ouverte sur une moustiquaire qui battait dans le vent tiède. Marc écarta le rideau de gaze et annonça sa présence :

— Madame Kowalkowsky !

Il tambourina contre la vitre et, après avoir attendu une minute, il se décida à pénétrer dans la maison.

L’entrée donnait directement dans le salon, une pièce qui respirait l’abandon : murs décrépits, papier peint décollé, tapis élimé, meubles rafistolés.

Recroquevillée sur un canapé en tissu vert amande, une femme dormait. À ses pieds, le cadavre d’une demi-flasque de gin bon marché.

Marc soupira et s’approcha d’Helen Kowalkowsky. À cause de sa position, il ne parvenait pas à voir son visage. Mais peu importait son visage. Cette femme, c’était lui. Une déclinaison de lui : un être brisé par le chagrin qui n’arrivait plus à émerger du plus profond de la nuit.

— Madame Kowalkowsky, chuchota-t-il en lui secouant doucement l’épaule.

Il fallut plusieurs minutes à la propriétaire des lieux pour se réveiller. Elle le fit avec lassitude, sans sursaut ni stupeur. Elle était ailleurs. Sur un territoire que rien ne pouvait atteindre.

— Je suis désolé de vous déranger, madame.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en essayant de se mettre debout. Je vous préviens, il n’y a rien à voler ici, même pas ma vie.

— Je suis le contraire d’un voleur. Je suis policier.

— Vous venez m’arrêter ?

Non, madame. Pourquoi viendrais-je vous arrêter ?

Helen Kowalkowsky chancela et retomba dans son canapé. Dire qu’elle n’était pas dans son état normal était un euphémisme. Ivre sans doute. Peut-être même un peu stone. Malgré son apparence actuelle — elle n’avait plus que la peau sur les os, son visage était décharné et marqué de cernes grisâtres —, on devinait la jolie fille qu’elle avait été autrefois : une silhouette longiligne, des cheveux cendrés, des yeux clairs.