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— Je vais vous préparer du thé, ça vous fera du bien, d’accord ? proposa Caradec.

Pas de réponse. Le flic était décontenancé par son face-à-face avec ce spectre. Mais comme il se méfiait du réveil des fantômes et ne voulait pas se laisser surprendre, il vérifia qu’il n’y avait pas d’armes visibles dans le salon avant de passer dans la cuisine.

C’était une pièce aux vitres tachetées qui donnaient sur un champ envahi d’herbes hautes. La vaisselle s’accumulait dans l’évier. Le frigo était presque vide à l’exception d’une boîte d’œufs et du compartiment congélateur qui était garni de flasques de gin. Sur la table, des tubes de médicaments : Valium, somnifères et compagnie. Marc soupira. Il était en terrain connu. Depuis longtemps, lui-même arpentait ce no man’s land — le véritable enfer sur terre — où transitaient ceux qui ne supportaient plus la vie, mais qui, pour des raisons diverses, n’étaient pas résolus à la quitter tout à fait.

Il mit de l’eau à chauffer et prépara une infusion avec ce qu’il avait sous la main : du citron, du miel, de la cannelle.

Lorsque Marc revint dans le salon, Helen était toujours assise sur le canapé. Marc lui tendit la tasse de citron chaud. Il ouvrit la bouche puis se ravisa. Expliquer à cette femme ce qu’il faisait chez elle lui apparut pour l’instant comme une tâche insurmontable. Helen avait trempé ses lèvres dans la tasse et buvait l’infusion par gorgées minuscules. Les yeux vides, le dos voûté, entre accablement et lassitude, elle était à l’image de la maison : fanée, figée, desséchée. Caradec pensa aux modèles torturés du peintre Egon Schiele, à leurs visages maladifs, à leur couleur de peau jaunâtre qui en faisait des êtres plus morts que vivants.

Mal à l’aise dans la maison assombrie, Marc ouvrit les stores et aéra le salon. Puis il jeta un œil à la bibliothèque, repérant des livres qu’il avait lui-même aimés et qu’il ne s’attendait pas forcément à trouver là, dans une ferme du fin fond de l’Ohio : Pat Conroy, James Lee Burke, John Irving, Edith Wharton, Louise Erdrich. Même un exemplaire des Calligrammes de Guillaume Apollinaire publié par les Presses universitaires de Californie !

— C’est mon poète préféré, dit-il en s’emparant de l’ouvrage.

À cette évocation, le visage d’Helen sembla s’animer. Dans son anglais aléatoire, Caradec continua à la mettre en confiance, lui racontant Apollinaire, les poèmes à Lou, la Grande Guerre, son propre grand-père mort au combat, la grippe espagnole, sa femme Élise qui était spécialiste de cette période, leur rencontre, comment elle l’avait initié et éveillé à l’art.

Lorsqu’il eut terminé, le soleil s’était couché, la pièce était plongée dans l’obscurité. Et le miracle se produisit. Helen lui abandonna à son tour quelques bribes de son histoire : celle d’une bonne élève trop souvent obligée de rater les cours pour aider ses parents, celle d’une étudiante prometteuse, mariée trop jeune à la mauvaise personne, celle d’une épouse au quotidien pénible, mais illuminé par la naissance de son fils, Tim, son seul bonheur dans la vie avec les livres. Puis le gouffre lors de la mort de Tim et les années de ténèbres qui s’étaient ensuivies.

Avant d’avoir les deux pieds dans la tombe, les gens ne sont jamais tout à fait morts, pensa Marc en la regardant. Bien sûr, c’était toujours plus facile de se confesser à un inconnu, mais Helen parlait comme elle n’avait plus parlé à personne depuis longtemps. Lorsque le silence s’installa, elle se recoiffa avec ses longs doigts telle une princesse un lendemain de cuite. Caradec en profita pour reprendre la parole :

— Si je suis ici, c’est pour les besoins d’une enquête.

— Je me doutais bien que vous n’étiez pas venu de Paris juste pour mes beaux yeux, remarqua Helen.

— C’est une histoire à la fois très simple et très compliquée, répondit Caradec. Une histoire qui depuis dix ans a détruit la vie de plusieurs personnes et dont indirectement vous avez peut-être la clé.

— Dites-m’en plus, réclama-t-elle.

Caradec entreprit de raconter leur quête, à Raphaël et à lui, depuis la disparition de Claire. La métamorphose d’Helen était progressive, mais bien réelle. Ses yeux s’étaient rallumés, ses épaules, redressées. Tout cela ne durerait pas, ils le savaient tous les deux. Dès demain, elle replongerait dans un fleuve de gin et de vodka et se noierait dans les brumes médicamenteuses. Mais ce soir, elle avait de nouveau l’esprit clair et affûté. Suffisamment en tout cas pour être capable d’entendre toute l’histoire de « la fille de Brooklyn » et d’en digérer les circonvolutions. Suffisamment pour que, teintée de malice, la seule question qu’elle pose après le récit de Marc soit :

— Donc, si je comprends bien, vous avez fait mille kilomètres depuis New York parce que vous cherchez un message envoyé par erreur sur la boîte mail de mon mari, il y a onze ans ?

— C’est ça, le 25 juin 2005 plus précisément, répondit Caradec, mais j’ai bien conscience qu’en énonçant les choses comme ça, cela peut paraître absurde.

Un bref instant, Helen Kowalkowsky sembla retomber dans la torpeur avant de se ressaisir et de mettre de l’ordre dans ses pensées.

— Depuis notre installation ici, en 1990, nous avons une ligne téléphonique au nom d’Alan. Je l’ai conservée à sa mort, ce qui explique que vous soyez remonté jusqu’à moi grâce aux pages blanches. C’est la même chose concernant Internet : nous avions pris un abonnement au nom de mon mari, mais c’était surtout pour faire plaisir à notre fils. Alan n’y connaissait rien en informatique. C’est Tim qui utilisait le mail et la connexion.

Marc reprit espoir. La vérité était là : dans cette maison. Il le sentait, il le savait.

— Si Tim avait reçu un mail étrange, il vous en aurait parlé ?

— Non, parce que cela m’aurait inquiétée et qu’il cherchait toujours à me préserver.

— Il en aurait parlé à son père ?

Lourd silence.

— Généralement, Tim évitait de parler à son père.

— Ce compte, il est toujours valide ?

Helen secoua la tête.

— Je n’ai plus de connexion Internet depuis la mort de mon fils. ça fait donc presque dix ans que cette adresse n’existe plus.

Cette fois, Marc accusa le coup. Les doutes s’insinuèrent dans son esprit.

Son intuition lui avait joué des tours. Il repensa à l’étymologie du mot : un simple reflet dans une glace. Une affabulation. Une chimère. Une construction de l’esprit.

Un instant, il se sentit vaciller avant de reprendre pied.

— Helen, est-ce que vous avez gardé l’ordinateur de votre fils ?

2.

New York

Le visage fermé, Alan réfléchissait en silence.

— Directement ou indirectement, c’est Tad Copeland qui a assassiné Joyce Carlyle, répétai-je.

— C’est absurde, balaya le rédacteur en chef. On ne peut pas balancer des énormités comme ça sans preuves. C’est irresponsable ! Copeland est peut-être républicain, mais c’est le meilleur candidat à la présidence depuis Kennedy. Il est hors de question que mon journal le mette en difficulté avec une histoire vaseuse.

Plus notre discussion avançait, plus je cernais la fascination ambiguë qu’entretenait Alan pour l’homme politique. Copeland était un homme de sa génération, un homme dont il se sentait proche idéologiquement. Pour la première fois arrivait aux portes du pouvoir un républicain qui fustigeait les excès du néolibéralisme, prônait le contrôle des armes et prenait ses distances avec la religion. Le gouverneur de Pennsylvanie avait fait exploser les lignes du paysage politique américain. Par une conjonction d’éléments presque miraculeuse, il avait triomphé de tous les populistes de son camp.