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Nous échangeons quelques banalités, puis elle me raconte ses débuts dans la vie professionnelle. J’ai entendu parler de son parcours. Je sais que, ces dernières années, après la fac, elle a fait ses armes en travaillant sur plusieurs campagnes électorales locales, obtenant des résultats plutôt flatteurs avec des candidats qui n’avaient pourtant que peu d’envergure, se forgeant une petite réputation de conseillère politique qu’il est préférable d’avoir avec soi que contre soi.

— Je pense que vous valez mieux que ça, dis-je en lui servant une tasse de café. Si vous voulez faire de grandes choses, il faut que vous trouviez un candidat à la mesure de votre intelligence.

— Justement, répondit-elle. Je crois que j’en ai trouvé un.

Je la regarde souffler sur son café. Un teint de lune éclaire son visage dont toute beauté est gommée par la frange épaisse et mal coupée qui lui retombe sur les yeux.

— Vraiment, dis-je. Je le connais ?

— C’est vous, Tad.

— J’ai du mal à comprendre.

Elle ouvre la fermeture Éclair de son sac pour en sortir des projets d’affiches, un slogan, des pages imprimées et reliées décrivant une stratégie électorale. Alors qu’elle déballe son matériel sur le vieil établi en bois qui me sert de table de jardin, je l’arrête avant qu’elle n’aille plus loin :

— Attends, Zorah, je n’ai jamais voulu faire de politique.

— Vous en faites déjà : votre association, votre mandat de conseiller municipal…

— Je veux dire : je n’ai pas de plus hautes ambitions.

Elle me regarde avec ses grands yeux serpentins.

— Je pense que si.

– À quel poste voudrais-tu que je me présente ?

— Pour commencer, à la mairie de Philadelphie. Ensuite, au poste de gouverneur de Pennsylvanie.

Je hausse les épaules.

— Tu racontes n’importe quoi, Zorah. Philadelphie n’a jamais élu un républicain à sa tête.

— Si, répond-elle du tac au tac. Bernard Samuel, en 1941.

— Bon, peut-être, mais c’était il y a soixante ans. Ça ne serait plus possible aujourd’hui.

Elle ne trouve pas mon argument convaincant.

— Vous n’êtes pas un vrai républicain, Tad, et votre femme descend d’une vieille famille démocrate et très respectée.

— De toute façon, Garland sera réélu dans un fauteuil.

— Garland ne se représentera pas, assure-t-elle.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je le sais, c’est tout. Mais ne me demandez pas comment.

2.

— En admettant que je veuille faire de la politique, pourquoi je parierais sur toi, Zorah ?

— Vous n’y êtes pas, Tad, c’est moi qui parie sur vous.

Nous parlions depuis près de une heure. Malgré moi, je m’étais pris au jeu. Je savais très bien que je mettais les pieds sur un territoire dangereux. Je savais très bien qu’il ne fallait pas que je m’embarque dans une aventure que je pressentais sans retour. Mais, à cette époque, j’avais l’impression d’avoir déjà fait le tour de ma vie. Je traversais une période de doute. Je n’étais plus sûr de rien : ni de mon mariage, ni de ma vocation d’enseignant, ni du sens que je voulais donner à ma vie. Et cette fille savait trouver les mots. Elle voyait loin, elle voyait juste. Dans sa bouche, rien ne semblait impossible. Les lendemains étaient excitants et grandioses. Au fond, n’était-ce pas toujours cela que j’avais attendu : la rencontre avec une personne extraordinaire qui allait changer ma vie, me sortir de mon existence confortable, mais étriquée ?

J’ai bien essayé de résister à la tentation, mais Zorah rejetait toutes mes objections.

— Je ne crois pas en Dieu, tu le sais. Et les électeurs américains n’aiment pas les candidats athées.

— Vous n’êtes pas obligé de le crier sur les toits.

— J’ai déjà fumé de l’herbe.

— Comme tout le monde, Tad.

— Il m’arrive encore d’en fumer.

— Dans ce cas, arrêtez immédiatement et, si on vous pose la question, vous prétendrez que vous n’avaliez pas la fumée.

— Je n’ai pas de fortune personnelle pour financer une campagne.

— C’est mon job de trouver de l’argent, pas le vôtre.

— Je suis un traitement médical depuis plusieurs années.

— Vous souffrez de quoi ?

— De légers troubles bipolaires.

— Winston Churchill était bipolaire, le général Patton était bipolaire. Tout comme Calvin Coolidge, Abraham Lincoln, Theodore Roosevelt, Richard Nixon…

Elle balayait les arguments un par un. À présent, je ne voulais plus qu’elle s’en aille. Je voulais qu’elle continue à me parler et à arroser cette graine d’espoir qu’elle avait plantée en moi. Je voulais qu’elle continue à me dire que j’allais devenir maire de la cinquième plus grande ville du pays. Et je voulais encore un peu faire semblant de la croire.

3.

Alors qu’elle m’avait presque convaincu, Zorah changea soudain sa petite musique. C’était quelque chose que je devais apprendre par la suite : personne ne pouvait cacher bien longtemps ses secrets à Zorah Zorkin.

— Maintenant que vous en avez terminé avec vos fausses excuses, on pourrait peut-être aborder les vrais problèmes, vous ne pensez pas ?

Je feignis de ne pas comprendre :

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— La politique. Vous y avez forcément déjà pensé, Tad. Vous êtes fait pour ça. Il suffit d’assister à n’importe lequel de vos cours pour en être certaine. Vos interventions nous subjuguaient. Vos diatribes faisaient mouche. Tout le monde buvait vos paroles. Je me souviens encore de vos indignations sur le nombre trop élevé de travailleurs pauvres ou d’Américains ne disposant pas d’assurance maladie. J’ai toujours en mémoire vos discours sur la disparition du rêve américain et sur les mesures qu’il faudrait mettre en œuvre pour le restaurer. Vous avez ça dans le sang.

J’ouvris la bouche pour la contredire, mais je ne trouvai pas les mots.

— Quelque chose de précis vous a fait renoncer à la politique, reconnaissez-le, Tad. Quelque chose que vous considérez comme un handicap insurmontable.

— Tu fais de la psychologie à deux sous, là.

Zorah me défia du regard.

— Quel cadavre planquez-vous dans votre placard, professeur Copeland ?

Appuyé contre la rambarde, je restais silencieux. Mon regard se perdit au loin, du côté de la surface du lac qui étincelait de mille feux.

Zorah remballa ses affaires dans son sac.

— Je vous donne une minute, Tad, reprit-elle en regardant sa montre. Pas une seconde de plus. Si vous ne me faites pas confiance, il vaut mieux arrêter tout de suite.

Elle prit une cigarette dans le paquet que j’avais laissé sur la table et fixa les yeux sur moi.

Pour la première fois, je sentis le danger que représentait vraiment cette fille. Je n’aimais pas ses manières. Je n’aimais pas être mis au pied du mur. Pendant quelques secondes encore, j’eus cette liberté de dire « non ». La plus grande des libertés. Mais à quoi sert la liberté si elle ne vous permet pas de vivre vos rêves ?

— D’accord, dis-je en m’asseyant à côté d’elle. Tu as raison : il y a bien un épisode de ma vie qui pourrait me priver d’un destin politique.

— Je vous écoute.

— Ne t’attends pas à des révélations fracassantes. C’est tristement banal. Il y a une dizaine d’années, pendant quelques mois, j’ai entretenu une liaison avec une femme.

— Qui était-ce ?

— Elle s’appelle Joyce Carlyle. C’était une bénévole, puis une salariée de mon association, Take Back Your Philadelphia.