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Elle demanda à Blunt de la suivre à distance et traversa la rue pour rejoindre la 7Avenue. Tout le quartier était bouclé. Inutile de chercher à prendre une voiture : elle n’irait pas plus vite et, surtout, elle risquait de se faire repérer par un journaliste. Elle s’arrêta une minute pour acheter une bouteille d’eau à un vendeur ambulant. Là, elle connecta un casque audio à son téléphone pour suivre à la radio le discours d’investiture de Copeland dont elle n’avait pu voir que le début.

Le discours était la cerise sur le gâteau concluant une séquence de trois jours qui, grâce à elle, s’était déroulée sans anicroche. Le triomphe de Copeland, c’était aussi et surtout le sien. Tous les analystes politiques le savaient et Tad lui-même le reconnaissait : elle lui avait fait gagner les élections primaires et demain elle le porterait jusqu’à la Maison-Blanche.

Les autres candidats employaient des équipes pléthoriques composées de centaines de personnes : des conseillers en stratégie politique, des sondeurs, des spin doctors, des spécialistes du marketing. Copeland et elle fonctionnaient à l’ancienne, en binôme, comme une petite entreprise artisanale. À elle, la stratégie, à lui, les discours et la représentation. Cette formule s’était révélée gagnante, car chacun savait qu’il n’était rien sans l’autre. Elle avait conseillé à Copeland de se déclarer très tard aux primaires et de feindre de n’y aller que pour faire de la figuration. Le gouverneur avait laissé les favoris s’entretuer dans les premiers débats, restant en embuscade et ne dévoilant son jeu que progressivement.

C’était une drôle d’époque. Une époque qui manquait d’hommes d’État. Une époque où les discours intelligents et les raisonnements complexes n’avaient plus leur place. Une époque où seuls les propos simplistes et excessifs réussissaient à trouver un écho médiatique. Une époque où la vérité n’avait plus d’importance, où les émotions faciles avaient supplanté la raison, où seules comptaient l’image et la communication.

Si, aujourd’hui, Copeland apparaissait comme un homme neuf, les premiers mois de sa campagne pour les primaires avaient été catastrophiques. Tad avait perdu les premiers caucus et s’était fait distancer lors du Super Tuesday. Puis il y avait eu cet état de grâce, comme un alignement d’étoiles dans le ciel. Les prétendus défauts de Copeland avaient soudain été perçus comme des qualités, son discours était devenu audible dans l’opinion et l’électorat républicain en avait eu subitement assez d’être représenté par des candidats caricaturaux. Ce jeu de dominos, Zorah l’avait patiemment orchestré et, en quelques jours, Copeland avait récupéré les soutiens financiers et les voix de ceux qui se retiraient.

Malgré cet élan nouveau, le combat avait été âpre jusqu’au dernier moment. Dans les premières heures de la convention, elle avait même redouté un coup fourré de ses adversaires. Pendant un instant, elle avait cru que les cent trente « superdélégués » allaient tenter une sorte de putsch au profit de leur adversaire, mais les « sages » n’avaient pas eu les couilles d’aller jusqu’au bout et s’étaient sagement rangés derrière son candidat.

Honnêtement, Tad était un homme politique intelligent, solide et sérieux. Il maîtrisait les questions économiques et la politique étrangère. Il était télégénique, il avait de l’humour et du charisme. Malgré ses positions centristes, il avait dans l’opinion une certaine image de fermeté qui faisait qu’on l’imaginait facilement en train de tenir tête à Poutine ou à Xi Jinping. C’était surtout un orateur optimiste et rassembleur. Si Copeland gagnait les présidentielles — et à présent, elle était persuadée que ce serait le cas —, il la nommerait secrétaire général de la Maison-Blanche. Le job le plus intéressant du monde. La personne qui gérait vraiment le pays pendant que le président faisait le show devant les caméras. La personne qui s’occupait de tout. Celle qui nouait des alliances au Congrès, qui négociait avec les exécutifs locaux et les agences fédérales. Celle enfin qui gérait la plupart des crises.

D’ordinaire, Zorah ne laissait jamais rien au hasard. Pourtant, depuis trois jours, elle avait été prise de court par la résurgence de l’affaire Carlyle. Des heures sombres, venues du passé, qui refaisaient surface au plus mauvais moment de la campagne et menaçaient de détruire ce qu’elle avait mis plus de quinze ans à construire.

Depuis des années, elle s’était employée à étudier tous les scénarios possibles pour parer à tous les dangers. Le seul qu’elle n’avait pas imaginé tellement il relevait de l’improbable était pourtant celui qui s’était concrétisé : alors que depuis dix ans tout le monde la croyait morte, Claire Carlyle avait refait sa vie sous une autre identité.

C’était Richard Angeli qui lui avait appris la nouvelle. Lorsqu’il l’avait contactée la semaine précédente, elle avait presque oublié le jeune flic de Bordeaux qu’elle avait elle-même embauché onze ans plus tôt, à la demande du gouverneur, pour avoir des infos de première main concernant l’enlèvement de sa fille. Depuis le temps, Angeli avait fait du chemin. Dieu sait comment, une information explosive lui était tombée du ciel : Claire Carlyle était vivante.

Sans hésitation, elle avait choisi de ne pas évoquer l’affaire avec le candidat. C’était son job : régler les problèmes lorsqu’ils se présentaient pour qu’ils n’atteignent pas le gouverneur. Elle savait faire ça, elle aimait ça. Sans en parler à Copeland, elle avait débloqué des fonds — une grosse somme — à destination d’Angeli dont la cupidité était sans limites et lui avait ordonné de localiser, d’enlever et de séquestrer la fille.

Elle avait longuement hésité à lui demander de la tuer et de faire disparaître son corps, ce qui aurait réglé définitivement le problème. Une seule chose l’avait retenue : la réaction imprévisible de Copeland s’il était venu à l’apprendre.

Elle avait donc choisi de se donner quelques jours de réflexion, mais, à présent, elle se dit qu’elle avait trop attendu et qu’il était grand temps de passer à l’acte.

3.

J’avais beau la guetter de loin depuis plusieurs minutes, je ne reconnus vraiment Zorah Zorkin que lorsqu’elle fut à un mètre de moi. Même si elle était plus âgée, elle ressemblait à n’importe laquelle des étudiantes de la NYU qui peuplaient Washington Square : jean, tee-shirt, sac à dos, paires de sneakers.

— Je suis…, commençai-je en me levant.

— Je sais qui vous êtes.

Je sentis une main sur mon épaule. Je me retournai pour découvrir la carrure imposante de Blunt Liebowitz. Le garde du corps me palpa des pieds à la tête et me confisqua mon téléphone, sûrement pour éviter que j’enregistre la conversation. Puis il alla s’asseoir sur un banc à dix mètres des tables de jeu d’échecs.

Zorah prit place devant moi.

— Je crois que vous vouliez me voir, monsieur Barthélémy.

Elle avait une voix claire et plutôt douce, à l’opposé de ce que je m’étais imaginé.

— Je sais tout, dis-je.

— Personne ne sait tout, et vous moins qu’un autre. Vous ne savez pas quelle est la capitale du Botswana. Vous ne savez pas quelle est la monnaie du Tadjikistan ni celle du Cambodge. Vous ne savez pas qui était président des États-Unis en 1901 ni qui a mis au point le vaccin contre la variole.

Elle commençait fort.

— Vous voulez vraiment qu’on joue au Trivial Pursuit ?

— Qu’est-ce que vous croyez savoir, monsieur Barthélémy ?

— Je sais que, quelque part en France, vous détenez ma compagne, Claire Carlyle, la fille illégitime du gouverneur Copeland. Je sais qu’il y a onze ans, vous, ou lui, ou votre gorille, là-bas, avez tué sa mère, Joyce, l’ancienne maîtresse du gouverneur.