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L’obscurité était presque complète, à l’exception d’un mince filet de lumière pâle qui filtrait d’une fissure dans le toit et permettait de deviner les murs de la prison. L’endroit était un poste électrique ferroviaire depuis longtemps désaffecté. Une tour de vingt mètres carrés au sol et de plus de dix mètres de hauteur qui avait autrefois abrité un transformateur EDF.

Même calfeutrée dans le local de l’ancien transfo, Anna entendait le bruit lointain des trains et de la circulation. Elle était enfermée là depuis presque trois jours. Inerte, le cerveau embrouillé, elle essaya de se remémorer une fois de plus l’enchaînement des événements qui l’avait conduite ici.

Tout était allé si vite. Trop vite pour qu’elle comprenne le sens de ce qui lui arrivait. À Antibes, tout avait commencé par cette dispute, cet affrontement violent avec Raphaël qui s’était terminé dans les larmes. L’homme qu’elle aimait n’avait pas été capable d’écouter son secret et l’avait abandonnée, une réaction qui l’avait accablée et anéantie.

Depuis qu’elle savait qu’elle portait un enfant, elle ne cessait de se répéter qu’il n’était pas raisonnable de fonder une famille sur un mensonge. Aussi, lorsque Raphaël était revenu à la charge, s’était-elle volontairement moins défendue que d’habitude. Bien qu’elle ait prétendu le contraire dans leur conversation, elle était presque soulagée à la perspective de lui dire la vérité. Encouragée par ses paroles faussement compréhensives, elle avait même brièvement espéré qu’il l’aiderait à surmonter la situation inextricable dans laquelle elle vivait depuis des années.

Mal lui en avait pris. Se sentant abandonnée et désemparée, elle avait laissé libre cours à sa colère, renversant la bibliothèque qui, en tombant, avait brisé la table basse en verre. Puis elle avait commandé une voiture pour l’aéroport et était rentrée à Paris.

Elle était arrivée chez elle, à Montrouge, vers une heure du matin. En entrant dans son appartement, elle avait tout de suite senti une présence derrière elle, mais à peine s’était-elle retournée qu’un objet s’était abattu sur son crâne. Lorsqu’elle avait repris connaissance, elle se trouvait prisonnière dans le local d’un garde-meuble.

Quelques heures plus tard, une voiture folle avait défoncé la porte du box. Mais ce n’était pas pour la délivrer. Au contraire, c’était pour la placer en détention ici, au terme d’un bref voyage dans le coffre d’un 4 × 4. Des alentours de cet endroit, elle n’avait pu apercevoir que quelques images fugaces : une étendue sans fin de terrains vagues cernée d’un enchevêtrement d’autoroutes et de voies ferrées. L’homme qui l’avait conduite ici s’appelait Stéphane Lacoste, mais il travaillait pour le compte d’un certain Richard Angeli. En écoutant leurs conversations, Anna avait compris qu’ils étaient flics et cela ne l’avait pas rassurée. Une autre chose la terrifiait : à plusieurs reprises, Angeli l’avait appelée « Carlyle ». Une identité que personne ne connaissait. Pourquoi le passé refaisait-il surface aussi brutalement ? Pourquoi le pire recommençait-il : l’enfermement, l’effroi, le bonheur saccagé ?

À force de pleurer, elle n’avait plus de larmes. Elle était au bord de l’épuisement. Son cerveau tournait à vide. Elle évoluait au milieu d’un brouillard accablant. Des nappes couleur de cendre qui l’enveloppaient jusqu’à l’asphyxier. La transpiration et la crasse figeaient et collaient ses vêtements.

Pour ne pas sombrer, elle se répétait que rien ne serait jamais plus atroce et terrifiant que les deux ans passés dans l’antre de Kieffer. Le prédateur lui avait tout volé : son innocence, son adolescence, sa famille, ses amis, son pays, sa vie. Car Kieffer avait bien fini par tuer Claire Carlyle. Pour continuer à exister, elle n’avait trouvé qu’une échappatoire : se glisser dans l’identité d’une autre. Claire était morte depuis longtemps. Du moins, c’est ce qu’Anna avait cru jusqu’à ces derniers jours. Avant de se rendre compte que Claire était une défunte récalcitrante. Une ombre blanche indissoluble avec laquelle elle devrait composer jusqu’à la fin.

Un bruit sinistre. Celui du grincement métallique de la porte. La silhouette d’Angeli se profila dans la lumière cadavéreuse de l’aube. L’homme s’avança, armé d’un couteau cranté. Tout se passa si vite qu’Anna n’eut même pas le temps de crier. D’un coup de schlass, Angeli fit sauter les serre-flex puis ouvrit les bracelets en acier des menottes. Sans comprendre ce qui lui arrivait, Anna se rua vers la porte et sortit du poste électrique.

Elle débarqua dans une friche urbaine, hérissée de fougères, de ronces et d’herbes hautes. Un territoire apocalyptique, semé d’entrepôts abandonnés, de bâtiments industriels tagués, tombant en ruine et mangés par la végétation. Dans le ciel de porcelaine, des grues s’étaient figées dans leur mouvement.

Anna courut à perdre haleine au milieu de ce no man’s land. Elle ne remarqua pas qu’Angeli ne la poursuivait pas. Alors Anna courut. Elle courait comme elle l’avait fait une fin d’octobre 2007, à travers la nuit glaciale d’une forêt d’Alsace. Épuisée, à bout de forces, elle courait en se demandant pourquoi, au bout du compte, sa vie se réduisait toujours à cela : s’enfuir pour échapper à des fous, s’enfuir pour échapper à un destin funeste et exterminateur.

La friche se trouvait à l’intersection de plusieurs axes routiers. Sans doute le périph et l’autoroute sur la zone de Bercy-Charenton. Anna arriva sur un chantier où, malgré l’heure très matinale, un groupe d’ouvriers se réchauffait autour d’un brasero. Aucun des travailleurs ne parlait français, mais ils comprirent qu’elle avait besoin d’aide. Ils essayèrent de la calmer et de la rassurer. Puis ils lui proposèrent du café et un téléphone portable.

Encore haletante, elle composa le numéro de Raphaël. La communication fut longue à aboutir. Lorsqu’il décrocha enfin, il lui dit aussitôt :

— Je sais qu’ils t’ont libérée, Claire, et personne ne te poursuivra plus. Tout ira bien, à présent. Toute cette histoire est terminée.

La conversation se poursuivit, hachée, surréaliste. Elle ne comprenait pas ce que Raphaël faisait à New York ni pourquoi il l’appelait Claire. Puis elle prit conscience qu’il savait. Tout : qui elle était, d’où elle venait, les chemins qu’elle avait empruntés avant de le rencontrer. Elle prit conscience qu’il en savait même davantage qu’elle et fut saisie d’un vertige en même temps qu’un chapelet de nœuds se dénouait dans son ventre.

— Tout ira bien à présent, assura-t-il à nouveau.

Elle aurait tant voulu y croire.

Claire

Un jour plus tard

Lundi 5 septembre 2016

J’avais oublié à quel point j’aime le bruit de Manhattan. Ces vibrations diffuses, presque rassurantes, le bourdonnement au loin de la circulation, une rumeur flottante qui me rappelle mon enfance.

Je me réveille la première. Je n’ai quasiment pas dormi. Je suis trop excitée, trop déphasée pour trouver un sommeil paisible. Ces dernières vingt-quatre heures, je suis passée du désespoir le plus noir à des moments d’euphorie et de sidération. Un trop-plein d’émotions. Un grand huit vertigineux qui me laisse groggy, épuisée, heureuse et triste à la fois.

En prenant garde à ne pas le réveiller, je me glisse au creux de l’épaule de Raphaël. Je ferme les yeux et repasse le film de nos retrouvailles de la veille. Mon arrivée à New York à l’aéroport Kennedy, mon cœur qui se serre en revoyant mes tantes et mes cousins, vieillis de plus de dix ans, le petit Théo qui court et se jette dans mes bras pour me faire un câlin.