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Puis Raphaël, bien sûr, qui m’a apporté la preuve qu’il était l’homme que j’attendais. Celui qui a été capable de venir me rechercher là où je m’étais perdue. Là où ma vie s’était arrêtée. L’homme qui m’a rendu mon histoire, ma famille, ma descendance.

Je n’arrive pas encore à accepter totalement l’histoire qu’il m’a racontée. Désormais, je sais qui est mon père. Mais je sais aussi qu’à cause de moi — à cause même de mon existence —, mon père a tué ma mère. À part enrichir un psy pour les vingt années qui viennent, je n’ai pas encore décidé ce que je ferai de cette information.

Je suis déstabilisée, mais sereine. Je sais que j’ai renoué avec mes racines et que les choses vont se remettre en place progressivement.

Je suis confiante. Mon secret a toutes les chances d’être préservé. J’ai retrouvé mon identité sans être obligée de la crier sur les toits. J’ai retrouvé ma famille, et l’homme que j’aime sait enfin qui je suis vraiment.

Depuis cette libération — dans tous les sens du terme —, je me rends compte à quel point, au fil des années, le poids du mensonge avait fini par me déformer, par me tordre, pour faire de moi un être caméléon, toujours en fuite, toujours sur la réserve, capable de se faufiler au milieu des difficultés, mais sans aucune racine, sans confiance ni point d’ancrage.

Je ferme les yeux. Les souvenirs agréables du dîner de la veille flottent encore dans mon esprit : le barbecue dans le jardin, les rires et les pleurs d’Angela et de Gladys en apprenant que j’allais bientôt être mère, l’émotion indicible de revoir ma rue, mon ancienne maison, ce quartier que j’aimais tant. L’odeur du soir, celle du pain de maïs, du poulet frit et des gaufres. La soirée qui se prolonge, la musique, les chansons, les verres de rhum, les yeux qui piquent de bonheur…

Bientôt pourtant, la bobine ralentit et le film s’arrête pour laisser place à d’autres images, plus sombres. C’est un rêve que j’ai déjà fait cette nuit, dans un demi-sommeil. Je me revois, ce fameux soir, lorsque je suis rentrée à Montrouge. Au moment de pousser la porte de mon appartement, j’ai senti un danger latent et une présence derrière moi. Lorsque je me suis retournée, une lourde torche en aluminium s’est abattue sur moi.

Une douleur fulgurante qui explose dans mon crâne. Tout s’est mis à tourner autour de moi et je me suis écroulée au sol. Mais je ne me suis pas évanouie tout de suite. Avant le black-out, pendant deux ou trois secondes, j’ai aperçu…

Je ne sais plus, et c’est ce qui m’a tenaillée cette nuit. Je me concentre, mais mon cerveau mouline dans le vide. Un brouillard opaque et laiteux m’empêche de retrouver mes souvenirs. J’essaie de fixer des images qui se dérobent. J’insiste. Des fragments de mémoire émergent de la brume. Flous, filants, comme une pellicule qui n’aurait capté que des paysages aux couleurs de craie. Puis les traces se précisent. Je déglutis. Mon cœur s’accélère. Pendant ces quelques secondes, avant de perdre connaissance, j’ai vu… les lattes du parquet, mon sac que je venais de laisser tomber, le placard en désordre qu’on avait fouillé, la porte de ma chambre entrouverte. Et là, par terre, dans l’entrebâillement, il y a… un chien. Un chien en peluche marron avec de grandes oreilles et une truffe ronde. Ce chien, c’est Fifi, la peluche de Théo !

Je me lève du lit d’un bond. Je transpire. Mon cœur bat à tout rompre. Je dois confondre. Et pourtant à présent mes souvenirs ont la clarté du cristal.

J’essaie d’établir une explication rationnelle, mais je n’en vois aucune. Il est impossible que le doudou de Théo se soit trouvé à Montrouge pour la bonne et simple raison que Raphaël n’est jamais venu dans mon appartement avec son fils. Or, ce soir-là, Raphaël était à Antibes. C’est Marc Caradec qui gardait Théo.

Marc Caradec…

J’hésite à réveiller Raphaël. J’enfile mon jean et mon chemisier qui traînent sur la banquette au bout du lit et je sors de la chambre. La suite se prolonge par un petit salon dont les baies vitrées donnent sur l’Hudson. Le soleil est déjà haut dans le ciel. Je regarde la pendule. Il est tard, presque 10 heures. Je m’assois à la table et me prends la tête dans les mains pour essayer de rassembler mes idées.

Comment ce doudou pouvait-il être là ? Il n’y a qu’une explication : Théo, et donc Marc Caradec étaient chez moi cette nuit-là. Profitant de notre voyage en amoureux à Antibes, Marc se serait introduit dans mon appartement dans le but de le fouiller. Mais mon retour à l’improviste a contrarié ses plans. Dès que je suis entrée, il m’a assommée avec sa torche puis il m’a séquestrée dans ce garde-meuble de la région parisienne.

Mais pour quelle raison ?

Je suis abasourdie. Marc a-t-il deviné qui j’étais depuis plus longtemps qu’il ne le prétend ? Même si c’est le cas, pourquoi m’en voudrait-il ? Est-ce lui qui a agressé Clotilde Blondel ? lui qui depuis le début joue un double jeu dévastateur ?

Un pressentiment horrible me traverse l’esprit. Il faut que je vérifie quelque chose.

Je me précipite près du canapé sur lequel est posé mon sac de voyage. Je l’ouvre et fouille pour y trouver ce que je recherche : un gros cahier cartonné à la couverture bleue. Celui que j’ai récupéré le soir de ma fuite de chez Heinz Kieffer. Le cahier qui était resté caché chez moi, enfoncé loin derrière la plinthe, à côté du sac qui contenait l’argent. Le cahier que n’ont pas vu Raphaël et Marc. Le cahier qui a changé ma vie et que je suis allée reprendre hier matin quand Angeli m’a libérée. Avec mon passeport et quelques vêtements.

Je tourne les pages. Je cherche un passage précis que j’ai en tête. Lorsque je le retrouve enfin, je le parcours plusieurs fois, essayant de lire entre les lignes. Puis mon cœur se glace.

Et je comprends tout.

J’ouvre la porte de la chambre de Théo. Le bébé n’est plus dans son lit. À la place, un mot manuscrit sur le papier à l’en-tête de l’hôtel.

Sans perdre une seconde, j’enfile mes chaussures, je pose le mot sur la table de l’entrée et j’attrape mon sac à dos dans lequel je glisse le cahier bleu. L’ascenseur, la réception. Sur un dépliant dans la chambre, j’ai vu que le Bridge Club mettait gratuitement des vélos à la disposition de ses clients. J’attrape le premier qu’on me propose et m’élance dans Greenwich Street.

Le temps s’est un peu couvert et le vent balaie les rues d’ouest en est. Je pédale comme lorsque j’étais ado. D’abord vers le sud, puis dès que je le peux je tourne sur Chambers Street. Je retrouve des sensations oubliées. New York est ma ville, mon élément. Les années ont beau s’être écoulées, je connais par cœur sa géographie, son pouls, sa respiration, ses codes.

Dans le prolongement de la rue, les tourelles de nacre du Municipal Building s’élèvent sur quarante étages. Je fonce sous son arche monumentale pour attraper la voie du Brooklyn Bridge réservée aux vélos. Enfin au bout de la passerelle, je me faufile entre les voitures et longe le parc de Cadman Plaza, puis me laisse glisser vers les rives de l’East River.

Je suis au cœur de Dumbo, l’un des anciens quartiers industriels et portuaires de la ville, situé entre le pont de Brooklyn et le pont de Manhattan. Je venais quelquefois ici en promenade avec ma mère. Je me souviens des façades en brique rouge, des vieux docks et des entrepôts rénovés donnant sur la ligne de gratte-ciel.

J’arrive dans une zone encadrée de pelouses vallonnées qui descendent vers une promenade de bois face à Manhattan. La vue est à couper le souffle. Je m’arrête un instant pour la contempler. Je suis de retour.