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— Un centre de santé, situé en Indre-et-Loire, près de Tours. Une structure qui accueille majoritairement des flics en détresse qui souffrent de dépression ou qui ont sombré dans l’alcool ou les médocs.

— D’où tenez-vous ces informations, Malika ?

— De mon père. Il est chef de groupe aux stups. L’histoire de Marc est connue dans la police.

— Pourquoi ? Un flic dépressif, ce n’est pas très original, non ?

— Il n’y a pas que ça. Vous étiez au courant que Marc avait perdu sa femme ?

— Bien sûr.

Je n’aimais pas le tour que prenait cette conversation et ce que je venais d’apprendre sur Marc, mais la curiosité l’emportait sur toute autre considération.

— Vous savez qu’elle s’est suicidée ?

— Il l’a évoqué devant moi quelquefois, oui.

— Vous n’avez pas cherché à creuser le sujet ?

— Non. Je n’aime pas poser aux autres les questions que je n’aimerais pas qu’ils me posent.

— Donc vous ne savez pas pour sa fille ?

J’étais revenu dans le salon. Je me contorsionnai pour enfiler ma veste et pris mon portefeuille posé sur la table.

— Je sais que Marc a une fille, oui. D’après ce que j’ai compris, ils ne se voient plus très souvent. Je crois qu’elle fait des études à l’étranger.

– À l’étranger ? Vous plaisantez. Louise a été assassinée il y a plus de dix ans !

— De quoi parlez-vous ?

— Louise, sa fille, a été kidnappée, séquestrée et assassinée par un prédateur qui sévissait au milieu des années 2000.

À nouveau, le temps s’arrêta. Immobile devant la baie vitrée, je fermai les yeux et me massai les paupières. Un flash. Un nom. Celui de Louise Gauthier, la première victime de Kieffer, enlevée à l’âge de quatorze ans, en décembre 2004, alors qu’elle était en vacances chez ses grands-parents près de Saint-Brieuc, dans les Côtes-d’Armor.

— Vous voulez dire que Louise Gauthier était la fille de Marc Caradec ?

— C’est ce que m’a dit mon père.

Je m’en voulais. Depuis le début, une part de la vérité était devant mes yeux. Mais comment aurais-je pu la décrypter ?

— Attendez. Pourquoi la petite ne portait-elle pas le nom de son père ?

En bonne fille de flic, Malika avait réponse à tout :

– À l’époque, Marc travaillait sur des dossiers chauds de la BRB. Ce n’était pas inhabituel chez les flics exposés comme lui d’essayer de préserver l’identité de ses enfants pour éviter un chantage ou un enlèvement.

Elle avait raison, bien sûr.

Saisi par le vertige, j’avais du mal à réaliser toutes les implications de cette révélation. Alors qu’une dernière question me brûlait les lèvres, j’aperçus la note manuscrite qui traînait sur la table de l’entrée. Une simple phrase, écrite sur du papier à lettres à l’en-tête de l’hôtel :

Raph,

J’ai emmené Théo faire du manège au Jane’s Carousel de Brooklyn.

Marc

La peur me cueillit à l’improviste. Je me ruai hors de la chambre et, tandis que je dévalais l’escalier, je demandai à Malika :

— Et maintenant, allez-vous me dire pourquoi vous avez cru bon de m’appeler ?

— Pour vous mettre en garde. Clotilde Blondel se souvient très bien de son agresseur, elle a donné son signalement au policier qui l’a interrogée et me l’a décrit.

Elle marqua une pause, puis lâcha ce que j’avais fini par deviner :

— Ce portrait-robot correspond trait pour trait à Marc Caradec.

Marc

Brooklyn

Le temps avait changé.

À présent, il faisait plus froid, le ciel était sombre et le vent se déchaînait. Sur la promenade en bois qui longeait le détroit, les promeneurs frissonnaient, remontaient leur col, se frictionnaient les avant-bras. Aux comptoirs des vendeurs ambulants, les cafés chauds et les hot-dogs remplaçaient les crèmes glacées.

Même les eaux de l’East River avaient pris une teinte vert-de-gris. Dans un soupir rauque, les vagues gonflaient, roulaient et venaient se briser sur les berges en éclaboussant les passants.

Sur une tapisserie de nuages gris perle se détachait la longue silhouette de la skyline du sud de Manhattan. Une succession hétérogène de gratte-ciel de tailles et d’époques différentes : l’aiguille triomphante du One World Trade Center, l’immense tour Gehry drapée dans sa robe métallique, la façade néoclassique et le toit en pointe du palais de justice. Plus près, juste de l’autre côté du pont, les HLM de brique brune du quartier de Two Bridges.

Claire abandonna son vélo sur la pelouse. Près de la jetée, elle repéra un imposant dôme de verre qui abritait un manège des années 1920 parfaitement restauré. Le carrousel était comme posé sur l’eau. La juxtaposition des vieux chevaux de bois et de la ligne de buildings que l’on apercevait à travers la gangue de verre avait quelque chose de troublant et d’hypnotique.

Tenaillée par l’inquiétude, elle plissa les yeux, détaillant chaque cheval, chaque montgolfière, chaque avion à hélice qui tournait au rythme entraînant d’un orgue de Barbarie.

— Coucou Théo ! cria-t-elle en reconnaissant enfin le fils de Raphaël, assis à côté de Marc Caradec dans une diligence modèle réduit.

Elle sortit deux dollars de sa poche, paya son ticket et attendit que le plateau circulaire s’immobilise pour venir les rejoindre. Le bambin était aux anges et lui fit la fête. Il tenait dans ses petites mains le cookie gigantesque que Marc lui avait offert. Sa bouille ronde ainsi que le plastron de sa salopette étaient maculés de chocolat, ce qui semblait le réjouir.

— Y a des pé-pi-tes. Des pé-pi-tes ! lança-t-il en montrant son biscuit, très fier d’avoir appris un mot nouveau.

Si Théo était en grande forme, Caradec avait l’air épuisé. Des rides profondes creusaient son front et striaient le contour de ses yeux clairs. Sa barbe hirsute lui mangeait les trois quarts du visage au teint gris. Son regard vide et sans éclat donnait l’impression qu’il était ailleurs, comme coupé du monde.

Alors que le manège repartait, le tonnerre commença à gronder. Claire se casa sur le banc de la diligence face à Caradec.

— Vous êtes le père de Louise Gauthier, n’est-ce pas ?

Le flic resta silencieux quelques secondes, mais il savait que l’heure n’était plus à la dissimulation. L’heure était justement à cette grande explication qu’il attendait depuis dix ans. Il regarda Claire dans les yeux et entreprit de lui raconter son histoire :

— Lorsque Louise a été enlevée par Kieffer, elle avait quatorze ans et demi. Quatorze ans, c’est un âge compliqué pour une fille. À l’époque, Louise était devenue tellement insupportable et capricieuse qu’avec ma femme nous avions décidé de l’envoyer passer Noël en Bretagne, chez mes parents.

Il s’arrêta pour réajuster l’écharpe de Théo.

– Ça me fait mal de le reconnaître aujourd’hui, soupira-t-il, mais notre petite fille nous échappait. Il n’y en avait plus que pour les copains, les sorties et les conneries en tout genre. ça me rendait fou de la voir comme ça. Pour te dire la vérité, la dernière fois qu’on s’est parlé tous les deux, on s’est violemment disputés. Elle m’a traité de connard et je lui ai balancé une paire de baffes.

Étouffé par l’émotion, Marc ferma les yeux quelques secondes avant de continuer :

— Lorsqu’elle a appris que Louise n’était pas rentrée, ma femme a d’abord cru à une fugue. Ce n’était pas la première fois que la petite nous faisait ce genre de choses, aller dormir chez une copine et revenir trente-six heures après. Moi, par déformation professionnelle, j’ai commencé à enquêter tout de suite. Je n’ai pas fermé l’œil pendant trois jours. J’ai remué ciel et terre, mais je ne pense pas qu’un flic soit plus avisé lorsqu’il enquête sur une affaire qui le concerne directement. Ce qu’il gagne en implication, il le perd nécessairement en discernement. Et puis, ça faisait dix ans que je travaillais à la BRB. Mon quotidien, c’étaient les braqueurs et les voleurs de bijoux, pas les enlèvements d’adolescentes. Pourtant, j’aime à penser que je serais parvenu à retrouver Louise si je n’étais pas tombé malade une semaine après sa disparition.