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— Vous êtes tombé malade ?

Quelques secondes, Marc soupira en se prenant la tête entre les mains.

— C’est une maladie étrange, mais que tu dois connaître en tant que médecin : le syndrome de Guillain-Barré.

Claire hocha la tête.

— Une atteinte des nerfs périphériques due à un dérèglement des défenses immunitaires.

— C’est ça. Tu te réveilles un beau matin et tu as les membres en coton. Des fourmis courent dans tes cuisses et tes mollets, comme si tu étais traversé par un courant électrique. Puis, assez vite, tes jambes s’engourdissent jusqu’à être complètement paralysées. La douleur remonte sur tes flancs, ta poitrine, ton dos, ton cou, ton visage. Tu restes sur ton lit d’hôpital, congelé, pétrifié, changé en statue. Tu ne peux plus te lever, tu ne peux plus avaler, tu ne peux plus parler. Tu ne peux plus enquêter sur l’enlèvement de ta fille de quatorze ans. Ton cœur s’emballe, pulse, devient incontrôlable. Tu t’étouffes dès qu’on te met de la nourriture dans la bouche. Et comme tu ne peux même plus respirer, on te fout des tuyaux partout pour que tu ne crèves pas trop vite.

Assis à côté de nous et bien loin de nos préoccupations, Théo s’émerveillait de tout, remuant son petit buste d’arrière en avant, suivant la cadence de la musique.

— Je suis resté dans cet état presque deux mois, reprit Marc. Puis les symptômes ont commencé à régresser, mais je n’ai jamais récupéré totalement de cette saloperie. Quand j’ai pu me remettre à travailler, près de un an s’était écoulé. Les chances de retrouver Louise étaient presque réduites à néant. Est-ce que, sans cette maladie, j’aurais pu sauver ma fille ? Je ne le saurai jamais. De toi à moi, j’aurais tendance à te dire « non » et c’est insoutenable. J’avais honte devant Élise. Résoudre des enquêtes, c’était mon job, ma raison de vivre, ma fonction sociale. Mais je n’avais pas d’équipe, je n’avais pas accès aux différents dossiers et, surtout, je n’avais pas les idées claires. Et je les ai eues encore moins lorsque ma femme s’est suicidée.

Le manège commença à ralentir. Des larmes s’étaient mises à couler sur les joues de Caradec.

– Élise ne parvenait plus à vivre avec ça, affirma-t-il, les poings serrés. Le doute, tu sais ? C’est pire que tout. C’est un poison pernicieux qui peut finir par avoir ta peau.

La diligence s’arrêta. Théo réclama un nouveau tour de manège, mais, avant que le caprice pointe son nez, Marc lui proposa d’aller se promener au bord de l’eau. Après avoir remonté la fermeture Éclair de son blouson, il prit le bambin dans ses bras et, avec Claire, ils rejoignirent la promenade de bois qui longeait l’East River. Il attendit d’avoir posé l’enfant sur les lattes grisées du platelage avant de poursuivre sa douloureuse confession :

— Lorsqu’on a retrouvé le corps carbonisé de Louise chez Kieffer, j’ai d’abord éprouvé une sorte de soulagement. Tu te dis que puisque ta fille est morte, au moins, elle ne souffre plus. Mais la douleur revient très vite comme un boomerang. Et le temps ne répare rien : c’est l’horreur à perpétuité. L’horreur indéfiniment. Ne crois pas toutes ces conneries que tu peux lire dans les magazines ou les bouquins de psycho : le travail de deuil, la consolation… Tout cela, ça n’existe pas. En tout cas, pas lorsque ton enfant a disparu dans les circonstances dans lesquelles est morte Louise. Ma fille n’a pas été terrassée par une maladie foudroyante. Elle n’est pas morte dans un accident de voiture, tu comprends ? Elle a survécu plusieurs années entre les griffes du diable. Quand tu penses à son calvaire, tu as juste envie de te faire sauter le caisson pour mettre fin au déluge d’horreurs qui déferle dans ton crâne !

Caradec avait presque crié pour que ses paroles dominent le souffle du vent.

— Je sais que tu es enceinte, dit-il en cherchant à accrocher le regard de Claire. Lorsque tu deviendras mère, tu comprendras que le monde se divise en deux : ceux qui ont des enfants et les autres. Être parent te rend plus heureux, mais ça te rend aussi infiniment vulnérable. Perdre son enfant est un chemin de croix perpétuel, une déchirure que rien ne pourra jamais recoudre. Chaque jour, tu crois avoir atteint le pire, mais le pire est toujours à venir. Et le pire, finalement, tu sais ce que c’est ? Ce sont les souvenirs qui se fanent, qui s’étiolent et qui finissent par disparaître. Un matin, en te réveillant, tu te rends compte que tu as oublié la voix de ta fille. Tu as oublié son visage, l’étincelle de son regard, la façon particulière qu’elle avait de rejeter une mèche de cheveux derrière son oreille. Tu es incapable d’entendre la sonorité de son rire dans ta tête. Tu comprends alors que la douleur n’était pas le problème. Et qu’avec le temps elle était même devenue une drôle de compagne, un adjuvant familier aux souvenirs. Lorsque tu piges ça, tu es prêt à vendre ton âme au diable pour raviver ta douleur.

Marc alluma une cigarette et tourna la tête du côté des embarcations qui voguaient sur le bras de mer.

— Autour de moi, pourtant, la vie continuait, déclara-t-il en exhalant un nuage de fumée. Mes collègues partaient en vacances, faisaient des enfants, divorçaient, se remariaient. Moi, je faisais juste semblant de vivre. J’évoluais comme un zombie, dans la nuit, toujours au bord du précipice. Je n’avais plus de sève, plus aucun appétit de vivre. Du plomb collait à mes semelles et lestait mes paupières. Et puis un jour… Un jour, je t’ai rencontrée…

Le regard du vieux flic se remit à briller d’une flamme folle.

— C’était un matin, à la fin du printemps. Tu quittais l’appartement de Raphaël avant de partir pour l’hôpital. Nous nous sommes croisés dans la cour ensoleillée de l’immeuble. Tu m’as salué timidement puis tu as baissé les yeux. Malgré ta réserve, c’était difficile de ne pas te remarquer. Mais derrière ta silhouette élancée, ta peau métisse et tes cheveux lisses, quelque chose m’intriguait. Et chaque fois que je t’ai revue par la suite, j’ai éprouvé le même malaise. Tu me rappelais quelqu’un ; un souvenir lointain que j’avais du mal à fixer ; à la fois évaporé et encore très présent. Il m’a fallu plusieurs semaines pour arriver à cerner ce trouble : tu ressemblais à Claire Carlyle, cette petite Américaine enlevée elle aussi par Kieffer, mais dont on n’avait jamais retrouvé le corps. J’ai longtemps repoussé cette idée. D’abord parce qu’elle était absurde, puis parce que je pensais qu’elle ne reflétait que mes obsessions. Mais elle ne me quittait plus. Elle s’était incrustée dans mon cerveau. Elle me hantait. Et je ne connaissais qu’un moyen pour m’en libérer : relever tes empreintes et demander à un collègue de les entrer dans le FAED. Alors, il y a quinze jours, je me suis décidé. Le résultat a confirmé l’impossible : tu ne ressemblais pas seulement à Claire Carlyle. Tu étais Claire Carlyle.

Marc jeta son mégot sur les lattes de bois et l’aplatit avec son talon comme on écrase une punaise.

— Dès lors, je n’ai plus eu qu’une seule obsession : t’observer, comprendre et me venger. La vie ne t’avait pas remise sur mon chemin par hasard. Il fallait que quelqu’un paie pour tout le mal que tu avais fait. C’était ma mission. Quelque chose que je devais à ma fille, à ma femme ainsi qu’aux familles des autres victimes de Heinz Kieffer : Camille Masson et Chloé Deschanel. Elles aussi sont mortes par ta faute, gronda-t-il.