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— Seigneur, pensait le journaliste, ça n’est pas ragoûtant de déjeuner de cette façon, mais je n’ai pas le choix. Et j’aime encore mieux cela que de mourir de faim.

Malheureusement, Fandor avait à peine avalé quelques bouchées – il immobilisait toujours son brave voisin – que Georges, un autre infirmier, intervenait de nouveau :

— Allons, allons, veux-tu lâcher ton voisin ? hurlait-il…

— Mais il fouille dans mon assiette, protesta Fandor…

En une langue étrangère, une sorte de patois, le cavalier protesta violemment. Fandor, à quelques mots d’anglais, comprenait à peu près que le dément l’accusait d’avoir volé le contenu de son assiette.

— Mais, protesta Fandor, ça n’est pas vrai. Je vous dis que c’est lui.

Le journaliste n’eut pas le temps d’achever. Une sonnerie électrique, insupportablement longue, retentit dans le réfectoire, les infirmiers se précipitèrent.

— Allez ! debout ! au jardin !… Voulez-vous vous lever, sacré nom d’un chien ? au jardin !…

Il fallait obéir bon gré mal gré.

L’heure du déjeuner était passée. C’était à peine si le malheureux Fandor avait eu la possibilité de sucer un os.

***

— Georges ?

— Monsieur le Directeur ?

— Où est le malade hospitalisé hier à la suite de l’incendie des Docks ?

— Je vais vous l’amener, monsieur le Directeur…

Fandor rêvait, assis par terre, à l’un des bouts du jardin…

— Toi, là-bas ? Allons, debout. Le directeur te demande.

— Bon, songeait le journaliste, je vais raconter très simplement mon cas. Le directeur est, à coup sûr, un homme instruit. Il doit être au courant des invraisemblables forfaits de Fantômas, peut-être même connaît-il mon nom et quand je lui aurai dit que je suis Jérôme Fandor…

Fandor, déjà, poussé par l’infirmier, arrivait devant le personnage qui devait décider de son sort.

Le directeur du « Lunatic Hospital » – Gérard Herbone, docteur de la Faculté Royale d’Angleterre – était un petit vieillard d’une soixantaine d’années, à l’aspect tranquille, aux gestes vifs, à l’œil perçant.

Il était sympathique à Fandor et le journaliste frémit d’aise, en s’entendant interpeller, d’un ton fort aimable, presque familier :

— Eh bien, mon ami, lui demanda le directeur, vous voici donc devenu mon pensionnaire ? Comment cela va-t-il ?

Fandor sourit et, décidé à révéler son identité, s’informa :

— J’ai le plaisir de parler à monsieur le directeur ?

— Mais oui, mais oui, au directeur médecin-chef qui vous demande comment vous allez.

— Très bien, docteur.

— Vous avez dormi ?

— Parfaitement…

— Vous n’avez plus eu l’intention de faire le méchant ?

— Non, docteur, je n’ai plus, vous le dites, l’intention de faire le méchant. Mais au moment où vous m’avez fait appeler, je songeais précisément à demander à vous parler…

— Vraiment. Et pourquoi donc ?

— Pour m’informer, docteur, du sort qui m’est réservé ?

— Ah ! ah !… ça vous intéresse donc ?

Cette fois Fandor ne put s’empêcher de rire. Le docteur affectait de lui parler d’un ton bonhomme, en badinant, comme l’on parle à un enfant… Mais, ce médecin était persuadé qu’il était fou et il ne devait pas s’inquiéter outre mesure de son attitude.

— Ma foi, répondit Fandor, vous avouerez qu’il est au moins naturel que je me préoccupe de ce que je vais devenir ?

— Mais non ! mais non ! ce n’est pas naturel. Vous n’êtes pas bien ici ?

— Si, mais…

— Eh bien, alors ?

— Il n’empêche.

Le médecin le fixa soudain de ses yeux perçants…

— C’est, déclarait-il brusquement, que vous ne m’avez pas l’air fou du tout, mon ami ?

Un autre que Fandor, à coup sûr, se serait laissé prendre à cette phrase dite à l’improviste. Mais Fandor, lui, se méfiait du piège.

— Docteur, déclara-t-il, si je vous répondais que je ne suis pas fou, vous en concluriez immédiatement que je suis incurable. Je n’ignore pas que l’un des signes les plus sûrs de la folie est de prétendre que l’on est parfaitement sain d’esprit…

— Et alors ?

— Alors, je réclame le privilège de ne pas vous répondre.

Le médecin qui s’était contenté de causer dans le jardin à Fandor, le saisit soudain par le bras.

— Pas mal votre réponse. Vous m’intriguez mon ami. Voulez-vous venir dans une salle. Nous y serons plus tranquilles pour causer.

— Je ne demande que cela, docteur.

— C’est bien, venez.

Fandor suivit le directeur dans une sorte de petit parloir clair dont la porte-fenêtre ouvrait sur la cour où s’agitaient les fous.

— J’ai de la veine, songeait Fandor, j’espère réussir à le convaincre.

4 – EST-IL FOU ?

Fandor, la mine souriante, examina le petit local clair où, sans doute, allait se décider son sort.

Peu de meubles dans ce parloir. Quelques chaises, un banc, et, comme dans toutes les pièces de l’asile, jetée dans un coin, une camisole de force.

Le directeur, qui précédait le journaliste, s’assit à califourchon sur l’une des chaises et, se tournant vers le jeune homme :

— Décidément, fit-il, vous ne voulez pas me répondre et me dire si vous avez l’intention de faire le méchant ? Si oui ou non vous êtes fou ?

— Non, monsieur le directeur, je ne veux pas vous répondre.

— Très bien. Après tout, vous êtes libre. Mais, en ce cas, voulez-vous vous prêter à un examen plus détaillé ?

— Certes.

— Car, en somme, si je m’en tiens à votre réponse… qui n’en est pas une… vous ne voulez pas me dire si vous êtes fou, tout simplement pour me prouver que vous ne l’êtes pas ? Voyons. Définissez-moi tout simplement ce que c’est qu’un arbre ?

— Je crois, docteur, répondit-il, que vous allez me soumettre, en effet, à un examen approfondi. Vous voulez savoir ce que c’est qu’un arbre, n’est-il pas vrai, pour vérifier par une question aussi simple que je suis maître de mes facultés discursives ? Soit ! Je me prête à votre jeu. Un arbre est une plante, de taille relativement considérable, essentiellement caractérisée par trois parties distinctes : le feuillage, le tronc et les racines. Je pourrais vous dire encore…

— Il suffit, votre réponse est très nette et, de plus, vous avez deviné le motif de ma question. Ah ça ! vous m’intriguez, mon ami. Ma foi, j’ai tout juste vu, ce matin, au rapport, une note de mes internes m’indiquant que vous aviez été admis ici, par mesure de police, alors que vous veniez de mettre le feu, ou du moins de prendre part à l’incendie des Docks. Est-ce exact ? Niez-vous la chose ? Racontez-moi un peu votre histoire.

Cette fois, Fandor ne pouvait plus hésiter.

— Docteur, commença-t-il, avez-vous entendu parler de Fantômas ?…

— Oui, bien sûr.

— Docteur, connaissez-vous le nom de Jérôme Fandor ?

— Jérôme Fandor ? le reporter de La Capitale ?

— Lui-même.

— Oui encore, mon ami, mais que voulez-vous me dire à son sujet ?

— Docteur, je suis Jérôme Fandor.

Hélas ! immédiatement, une expression d’incrédulité se peignit sur le visage du médecin…

— Vous êtes Jérôme Fandor ? reprit-il Allons donc. Mais Jérôme Fandor n’est pas au Natal, mon ami. Il n’y a pas un mois, je me rappelle qu’il publiait…

— Docteur, commença Fandor, ne niez pas l’évidence avant de savoir ce qu’est l’évidence. Je vais vous prouver mon identité…

— Vous avez des papiers ?

Machinalement, le journaliste se fouilla. Mais, hélas ! il réfléchissait que, sorti à l’improviste de son extraordinaire cachette alors qu’elle prenait feu, il n’avait pas songé à prendre son portefeuille, demeuré sur l’une des tablettes de sa cabine.

— Non ! avoua-t-il, je n’ai pas de papiers. Mais vous allez comprendre pourquoi. Docteur, je vous demande de vouloir bien me prêter toute votre attention.