— Je vous écoute.
— Les choses dont je dois vous parler sont graves… et quelques-unes sont secrètes. Il me faut prononcer des noms que je voudrais taire…
— Allez donc. Je vous promets la discrétion.
— Bien ! Alors, docteur, je vous confie mon histoire. J’espère qu’elle vous prouvera, sinon que je ne suis pas fou, puisque nier la folie devant vous serait une chose fort grave, du moins que je n’ai pas mis le feu aux Docks… Et que c’est par un terrible coup du sort que je suis ici votre prisonnier…
Jérôme Fandor fit une petite pause, puis, sans que le directeur l’interrompît, dans un calme parfait, choisissant à dessein des expressions fort simples, il narra l’extraordinaire aventure que constituait son enlèvement par Fantômas, à Londres, son incarcération dans la caisse qui, débarquée du paquebot, avait été seulement brisée la veille, au cours de l’incendie.
— Docteur, concluait Fandor, voici donc exactement qui je suis. Vous comprenez maintenant pourquoi je suis ici ? Quant à ce crâne que vous me voyez conserver précieusement, vous devinez, sans doute, quelle importance j’y attache… vous saisissez, bien que sa possession puisse justement me faire passer pour dément, quel intérêt il y a pour moi à ce que je ne sois pas obligé de m’en séparer… Docteur, vous êtes le maître de mon sort, le maître de ma destinée. Je n’ignore pas que vous pouvez souverainement décider de ce qu’il convient de faire de moi, qu’il vous est loisible, ou de me renvoyer en prison, ou de me garder ici comme dément, ou encore de me rendre à la liberté purement et simplement. Je vous supplie, docteur, de bien réfléchir. En vous racontant ce que je viens de vous avouer, je vous ai certainement fait comprendre la valeur qu’avait pour moi la liberté en ce moment, plus encore que jamais.
Le docteur, tout le temps que le journaliste parlait, n’avait cessé de surveiller le jeune homme, de le dévisager avec, semblait-il, une surprise croissante…
— Ainsi, reprenait-il lentement, voici votre histoire : Vous êtes Jérôme Fandor ? le journaliste attaché aux traces de Fantômas ? Vous avez été enlevé par ce bandit, enfermé par lui dans une caisse ? Cette caisse a été débarquée dans les Docks et vous en êtes sorti au cours de l’incendie ? C’est également au cours de cet incendie que vous avez découvert une tête de mort ? C’est bien cela, n’est-il pas vrai ?
— Oui, docteur. C’est bien ça.
Jérôme Fandor répondait d’une voix calme, mais ne put s’empêcher de tressaillir en voyant le médecin se lever, appuyer sur le bouton d’une sonnette, en l’entendant lui dire :
— Je demande un infirmier, mon ami.
— Va-t-il me retenir ? songeait Fandor. Ou a-t-il compris que je n’étais pas fou ?
Georges, l’infirmier en chef, se présenta :
— Monsieur le docteur m’appelle ?
Le médecin griffonna quelques mots sur son carnet.
— Oui, dit-il.
Et désignant Fandor, il ajouta :
— Vous allez conduire cet individu, immédiatement, au quartier des furieux. Ce n’est pas seulement un simulateur… c’est un agité à réalisation… Il est très dangereux. Dites que l’on y fasse attention. Oui, vous pouvez lui laisser son crâne… Il y aurait danger à l’exciter… Vous le doucherez matin et soir.
***
Depuis deux heures, Fandor s’était fait à cette idée :
— On me croit fou. L’histoire que je raconte et qui est mon histoire est, en effet, folle, archi-folle… Donc, je ne convaincrai jamais ces gens que j’ai toute ma raison, que ce que je raconte est la réalité pure et simple. Donc, si je veux sortir d’ici, il faut que j’aie l’air de ne plus penser à de pareilles choses, et en d’autres termes que je fasse semblant d’être guéri de ma folie.
Car c’était la ruse à laquelle Fandor, soudainement inspiré, s’arrêtait.
Il allait, pendant quelques jours, être bien sage, bien tranquille, accepter sans révolte son incarcération. Puis, il demanderait à s’entretenir à nouveau avec le médecin-chef, il renierait ses propres aventures et, peut-être, de la sorte, obtiendrait son exeat.
À coup sûr, tout autre que le journaliste se fût désespéré.
Fandor, sûr de sa bonne étoile, savait qu’il allait se tirer une fois de plus d’une situation désespérée. Il était de ces audacieux qu’il faut admirer, de ceux qui risquent toujours le tout pour le tout et n’admettent jamais que la victoire puisse leur échapper.
Et puis Fandor avait d’autres préoccupations que celles qui se rattachaient à sa propre destinée.
Fandor s’oubliait presque pour songer aux terribles aventures dans lesquelles, depuis tant d’années, il se trouvait impliqué et qui, depuis près d’un mois, atteignaient un renouveau d’intensité, une horreur nouvelle.
Que voulait dire l’extraordinaire incendie des Docks ? Qui était ce mystérieux Teddy ?
Et surtout qu’était cette tête de mort, cette tête de mort qu’il tenait précieusement contre sa poitrine, qu’il ne pouvait s’arrêter de regarder comme pour lui arracher son secret ?
— Car enfin, pensait Fandor, ce Teddy, au plus fort de l’incendie, alors qu’il risquait sa vie, n’avait pas lâché le coffret où était enfermé ce crâne. Donc, ce crâne doit avoir une importance, une signification, une utilité, dont j’ignore tout.
Le jeune homme, las de se promener de long en large dans la cour où les fous s’agitaient en d’infernales postures, en cabrioles extraordinaires, où les uns hurlaient tandis que d’autres pleuraient, silencieux et taciturnes, finit par aviser un coin ombragé du jardin.
Là, il se laissa tomber à terre, et prenant la tête de mort dans ses deux mains, il s’absorba dans sa contemplation.
Les os que regardait Fandor, un esprit superficiel eût évidemment jugé qu’ils n’avaient rien de particulier, qu’il s’agissait là d’un crâne quelconque, de la tête du premier squelette venu.
Pourtant, à y regarder d’un peu plus près, ce crâne n’était pas comme les autres. D’abord, il était bizarrement lourd. En outre, il était dans un état de conservation absolument parfait. Enfin, sur ce crâne, sur l’os poli, Fandor croyait bien distinguer des signes mystérieux, microscopiques, mais distincts. Qui avait pu, et pourquoi, écrire en quelle langue sur l’os poli ?
Ah ! si seulement il avait été libre !
Si seulement il avait pu aller rejoindre ce Teddy, obtenir de lui le mot de l’énigme.
Mais quoi ! La fatalité voulait qu’il fut prisonnier…
Fandor, toujours assis sur le sol, contemplait depuis de longues minutes sa tête de mort, lorsqu’il entendit, derrière lui, une voix qui disait sur un ton de causerie médicale :
— Pour moi, vous savez, le docteur s’est trompé… Regardez-le, plutôt, avec son crâne, cet animal-là… Ce n’est pas un fou furieux, c’est un maniaque, un persécuté, un monoïdéiste.
C’était le jeune médecin qui l’avait reçu à son arrivée la veille. Celui-là aussi le prenait pour un fou ? Celui-là aussi trouvait une étiquette pour cataloguer sa démence ?
Et soudain Fandor se sentit frissonner… Une sueur froide lui perla aux tempes… Il pensa défaillir…
En relevant la tête, Fandor venait d’apercevoir les malheureux déments qui s’agitaient autour de lui… De tous ces malades, il n’en était pas un qui ne fût persuadé qu’il était sain d’esprit. Et tous, ils avaient une marotte, une idée fixe… Et tous ils étaient fous, et tous ils lui ressemblaient.
— Oui, songeait Fandor, ils se croient sains d’esprit comme je me crois sain d’esprit. Oui, ils ne déraisonnent que sur un seul point… de même que moi, tout à l’heure, le directeur a jugé que je raisonnais parfaitement, sauf en ce qui concernait les aventures de Fantômas. Une marotte ? une idée fixe ? mais je suis comme eux, j’ai la mienne, parbleu, c’est Fantômas. Et quand je contemple ce crâne, je me conduis bien comme un fou. C’est bien d’un fou d’imaginer que ces ossements présentent un intérêt quelconque. Est-ce que réellement, je deviendrais fou ? Est-ce que mon horrible captivité aurait porté atteinte à ma raison ? Est-ce que je suis ici enfermé pour toute ma vie ? Est-ce que, déjà, les malheureux qui m’entourent m’influencent ? Est-ce que je suis fou ? Est-ce que je deviens fou ?