Au surplus, Teddy avait été élevé dans ces grandes plaines et il connaissait tout alentour de la ferme où il habitait, à plus de cent kilomètres à la ronde, les moindres détails de ces champs encore incultes, où, tout le jour, des troupeaux paissaient, cependant que la nuit, ces bêtes domestiques une fois rentrées à l’étable, la brousse appartenait sans partage aux animaux de proie.
Or, tandis que Teddy se hâtait vers sa demeure, vers la ferme où il habitait, une pauvre ferme, d’aspect vétuste, aux bâtiments croulants, à la cour herbeuse, au puits verdâtre, tari depuis longtemps, une ferme où achevaient de pourrir de vieux chariots effondrés sur leurs roues faites d’un seul morceau de bois et toutes disjointes par l’humidité, Laetitia, la vieille nourrice de Teddy, que le jeune homme appelait « mama » se désolait de tout son cœur.
La vieille femme qui, sans doute, avait été maintes fois témoin des tragiques incidents qui trop souvent surviennent aux cavaliers qui se risquent la nuit dans les plaines, ne pouvait admettre que le jeune homme ne fût toujours pas de retour à la ferme à dix heures du soir au plus tard.
Or, bien que Teddy aimât tendrement Laetitia, bien qu’il fût au regret de lui causer la moindre inquiétude, farouchement épris de liberté, indépendant à ne pouvoir subir aucune loi, chaque soir il partait à la vagabonde, dans le veld.
Qu’était-ce au juste que Laetitia ?
Elle était humblement vêtue et cependant ne paraissait manquer de rien. Ses vêtements étaient chauds, une alliance brillait à sa main, elle portait, suivant la mode des paysannes du Natal, de courtes bottes en cuir fin. Ni une pauvresse, ni une grande dame, ni même une de ces campagnardes riches comme il s’en rencontre dans la colonie, plus souvent encore au Transvaal ou au Natal, et pour mieux dire dans toute la pointe sud de l’Afrique, où des fortunes colossales s’édifient dans les exploitations agricoles.
Laetitia sur le seuil de la porte, s’était arrêtée…
— Est-ce lui ? non, personne… Comme il fait noir… Et il galope toujours… Ah, après tout ce que j’ai fait, aurais-je donc la douleur d’apprendre un jour qu’il s’est tué d’une mauvaise chute…
Mais Laetitia soudain s’interrompit. Son oreille exercée à saisir les bruits les plus éloignés, à les identifier, ne l’avait pas trompée.
Oui ! Le pas d’un cheval se devinait, maintenant plus rapproché, régulier…
Et ce n’était pas un cheval attelé, c’était un cavalier qui arrivait près de la ferme, c’était, ce ne pouvait être que Teddy…
Laetitia, avec un soupir qui en disait long sur son inquiétude, cria dans le noir :
— C’est toi, Teddy ?
— Hello ! mama, c’est moi, répondit une voix joyeuse…
Encore quelques instants, puis, dans le cercle éclairé par la lampe que Laetitia élevait à bout de bras, Teddy fit son apparition.
Il avait sauté de cheval pour ouvrir la barrière de la ferme, il tenait sa bête par la bride et, trempé par la rosée nocturne, les traits souillés de poussière, les cheveux en désordre, il dit :
— Hello, mama, vous étiez encore à m’attendre ?… croyez-vous donc que les buffles n’en veulent qu’à moi et que les éléphants méditent de me charger ? Vous êtes toujours à guetter mon retour.
— Il est si tard, et tu sais si bien comme je suis inquiète quand tu ne rentres pas dîner. D’où viens-tu ?
Instantanément la physionomie mobile du jeune homme prit un air sérieux :
— Pauvre mama, répondit-il, c’est vrai, je vous inquiète et je vous demande pardon. Tenez, rentrez, vite, il fait humide et vos rhumatismes s’en ressentiraient. Le temps de déseller ma bête et je viens nettoyer mes armes devant vous.
— Tu as donc chassé ? d’où viens-tu ?
Teddy, d’un geste vague, désigna tout l’inconnu de la nuit :
— De là-bas. Et je n’ai pas chassé puisque je ne rapporte rien.
Puis, prenant son cheval par la bride, cependant que Laetitia retournait s’asseoir devant l’âtre, Teddy s’occupa à mener sa bête à l’écurie, à la desseller, à la bouchonner vigoureusement, en bon cavalier.
Quelques minutes plus tard, pourtant, comme Teddy avait déposé un savoureux picotin d’avoine devant le brave animal qui l’avait porté toute la journée, il rejoignait la vieille Laetitia :
Teddy, comme chaque soir, avait retiré de ses fontes ses deux revolvers. Sur son dos battait une carabine tenue en bandoulière. Avant même d’aller prendre du repos, il voulait vérifier ses cartouches, graisser les rouages délicats de ses armes.
Pour Laetitia, elle se tenait le front entre les mains et, les coudes sur les genoux, absorbée, elle réfléchissait.
— Qu’as-tu mama ? demanda Teddy comme il venait prendre sa place devant une table rustique de bois blanc et commençait son travail, tu as l’air songeuse ?
— Ce que j’ai, Teddy ? je m’inquiète de toi.
— Mais puisque je suis là, mama, revenu sain et sauf…
— Je m’inquiète de toi, même quand tu ne cours pas le veld…
— Pourquoi mama ?
— Qu’as-tu, Teddy ? tu es si triste depuis quelque temps ?
— J’ai du chagrin, mama. J’ai du chagrin, mama, parce que je voudrais tant savoir.
— Tant savoir quoi ?
— Qui je suis…
— Mais je te l’ai dit souvent, Teddy…
— Non, non, raconte encore… Si jamais un détail nouveau pouvait faire cesser mon inquiétude ?
Il s’était accroupi maintenant sur le sol, aux pieds de la vieille Laetitia, il appuyait sa tête sur les genoux de la bonne femme.
— Tu veux encore que je te fasse ce récit ?
— Oui, mama, s’il te plaît.
Laetitia commença, de sa voix menue, grêle un peu, qui se cassait :
— Écoute petit… c’était pendant la guerre, une bien triste époque, va, tous les hommes, tous les jeunes gens, s’étaient enrôlés dans les commandos. On disait, alors, que si les Anglais étaient victorieux, s’ils pouvaient nous battre, nous autres, les Boers, nous serions horriblement malheureux, presque des esclaves. Et puis, tu comprends, Teddy, il s’agissait de défendre les fermes, de protéger les enfants, c’était enfin le veld qu’il fallait sauvegarder. Les hommes ne voulaient pas entendre parler d’y laisser les Anglais commander, même s’installer. Nous étions chez nous, il fallait les chasser…
— Oui, mama… oui… alors ?…
— Alors, Teddy, on faisait la guerre. Tous les jours on apprenait des morts, des ruines. C’était le fils d’un voisin qui était tombé dans une charge, transpercé d’un coup de sabre, c’était un autre brave garçon qu’une balle explosive – oui, les Anglais s’en servaient – avait tué dans un poste d’avant-garde, c’était un autre qui avait été fait prisonnier…
— Alors mama ? alors ?
— L’ennemi prenait les enfants aussi et ils mouraient tous dans ce qu’ils appelaient les camps de concentration. Tu comprends, Teddy, il y avait eu tant de morts, il y avait tant de pauvres cadavres qui pourrissaient dans les champs que tous les ruisseaux étaient empestés, des épidémies éclataient.
— Oui, mama… après ?…
— Et des fermes brûlaient. C’était ou les Anglais ou les hommes de nos commandos qui y mettaient le feu. Ils étaient aussi acharnés les uns que les autres.
— Et c’est une de ces nuits-là, mama, que l’on m’a conduit ici ?
— Oui, une nuit, Teddy, les Anglais s’étaient approchés jusqu’à la colline. Du toit de la grange, mes maîtres et moi, nous avions pendant la soirée regardé l’incendie, car quelque chose brûlait là-bas, une ferme, un champ, une forêt, on ne savait pas… Nous étions d’ailleurs sans nouvelles de la guerre depuis quelques jours. Nos commandos étaient-ils victorieux ? Étaient-ils vaincus ? Nous ne pouvions former que des suppositions.
— Et alors ?
— Alors, comme la nuit s’avançait, mes maîtres et moi nous étions descendus dans la salle où nous sommes. Tu vois, j’étais assise là, au coin du feu, et puis on frappe…
— C’était moi que l’on apportait ?
— Oui… oh ! je vois encore la scène. Comme on frappait à coups de poings, nous étions tous là, réunis, à nous regarder, maîtres et serviteurs. Et nous nous disions : Faut-il ouvrir ? Est-ce que c’est l’ennemi ? Est-ce un ami ? C’est le maître qui s’est levé. Tiens, Teddy, je crois entendre sa voix : « Qui va là ? – Un ami, voulez-vous laisser un enfant mourir dehors ? » Un enfant ! Grand Dieu ! Tu penses bien, Teddy, que le maître a ouvert. Sur le seuil de la porte, un homme se tenait qui te portait dans ses bras. Oh ! tu étais tout petit et tout mignon. Peut-être avais-tu deux… trois ans ? l’homme pourtant déclarait : « Je suis un Anglais et je suis votre ennemi, mais n’empêche, je vous apporte cet enfant en dépôt. Tout à l’heure, on brûlait une ferme, j’ai pu le sauver. Voulez-vous le garder ? l’élever ? d’ailleurs si vous ne voulez pas ?… et l’homme nous menaçait de son revolver.