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Le chauffeur, une intelligente fripouille, avait parfaitement compris ce dont il s’agissait.

Il assurait avoir des qualités d’agilité et d’adresse qui lui permettraient de remplir à merveille sa mission.

Et Juve s’applaudissait d’avoir trouvé ce subterfuge consistant à disparaître complètement de l’horizon de Fantômas, ce qui ne l’empêcherait pas, bien au contraire, de savoir exactement ce que faisait le sinistre bandit.

Juve avait donc pris la place du prisonnier et patiemment il attendait les résultats de sa nouvelle ruse.

Le premier soir le rapport avait été sans présenter un bien vif intérêt, mais le lendemain le chauffeur libéré par Juve revint auprès du faux prisonnier pour lui raconter la scène extravagante dont il avait été le témoin.

— J’ai encore vu ce M. Smith, déclara-t-il, près de la soute aux provisions de farine. Il avait mis des pièges ce matin. Ce soir naturellement il y avait des rats dedans.

— Des rats. Qu’en a-t-il fait ?

— Mais pas grand’chose, monsieur, du moins à ce que j’ai pu comprendre. Il m’a semblé pourtant qu’il les piquait.

— Avec quoi ? avec un couteau, une aiguille ?

— Avec une sorte de seringue terminée par une pointe.

— Et qu’ont fait les rats ?

— Après ces piqûres, ils sont restés immobiles comme étourdis, mais cela n’a pas duré longtemps, les rats se sont réveillés, ils se sont mis à bouger, mais ils avaient l’air très fatigués.

— Et alors… après ?

— Eh bien, après, ma foi, monsieur, je ne sais pas, M. Smith en a lâché quelques-uns qui sont repartis dans les cales du navire.

— C’est bon, fit Juve, continuez à me tenir au courant.

Le lendemain matin, le policier, à sa grande surprise, ne reçut pas la visite du chauffeur, et l’après-midi se passa sans qu’il le vît apparaître. Que diable était-il devenu ?

Juve se demandait anxieusement si Fantômas n’avait pas éventé le stratagème, si le chauffeur n’avait pas commis quelque imprudence, si les autorités ne s’étaient pas aperçues qu’il était libre.

Juve avait d’ailleurs rejeté cette dernière supposition, car si l’on savait le chauffeur évadé de ses fers, rien n’était plus simple que de venir l’y remettre.

Or, nul n’était venu.

Juve, toutefois, alors qu’il faisait ces réflexions, tressaillit à un bruit suspect : il entendait les pas lourds de deux hommes s’acheminer vers son cachot.

Ce cachot était une sorte de soupente que fermait une grille par laquelle un matelot indifférent, venait chaque jour lui apporter sa nourriture.

Le matelot, d’ailleurs, ne s’était jamais douté de la substitution qui avait été faite, pour cette bonne raison qu’elle s’était effectuée une heure après l’incarcération du véritable condamné, et que l’homme affecté à sa surveillance n’avait en réalité connu que Juve dans les fers.

Deux hommes venaient en effet. Juve les reconnut à la lueur de la lanterne dont ils s’éclairaient.

C’étaient le commissaire du bord accompagné d’un quartier-maître.

L’officier s’adressait au prisonnier :

— Vous bénéficiez, déclara-t-il nerveusement, d’une remise de votre peine… Il se passe des choses ennuyeuses à bord et on a besoin de tous les hommes… Sortez, allez à la douche et retournez à la chaufferie.

En un clin d’œil, le quartier-maître rendait à Juve sa liberté que le policier, d’ailleurs, aurait pu reprendre lui-même depuis longtemps déjà s’il l’avait voulu.

Intrigué par les propos qu’on venait de lui tenir, Juve, après être allé se nettoyer, ne se rendit pas à la chaufferie, mais remonta à sa cabine et là, dans le couloir, alors qu’il se demandait comment il expliquerait son absence dans son entourage, sa réapparition passa inaperçue, car un affolement général régnait.

Juve s’approcha des groupes où, sans souci des formules de politesse et de correction, on s’entretenait, on pensait tout haut, on gémissait ensemble.

Certes, le British Queen ne présentait plus l’aspect élégant et joyeux qu’il avait au départ de Southampton, on n’entendait plus les vibrants accents de l’orchestre des dames autrichiennes. Les rires s’étaient tus.

Quel cataclysme était donc venu s’abattre sur les habitants du superbe steamer ?

La peste avait éclaté à bord.

Deux cas du terrible fléau avaient été découverts le matin même. Le soir il y en avait vingt-cinq et la mort par dix fois avait effectué son œuvre irrémédiable.

Dans un morne silence plein d’angoisse et de terreur, le British Queen s’avançait longeant les côtes de l’Afrique du Sud, remontant désormais dans la direction du terminus de son voyage, vers le port de Durban.

On prévoyait encore trois jours de mer après quoi l’on serait sauvé, on se procurerait des médecins. Sans doute on pourrait enrayer le fléau. Le capitaine du bord, sans perdre la tête, avait d’ailleurs fait prendre les précautions sanitaires les plus rigoureuses. Sur ses ordres formels, on avait précipité à la mer les cadavres encore chauds des pestiférés. Dès qu’un cas de fièvre suspect se manifestait, on reléguait le malade dans une partie consignée du navire, en dépit des protestations des parents, des amis.

Cette grande ville flottante, où l’on vivait jusqu’alors sur le pied d’une cordiale intimité, s’était soudain transformée en une place forte soumise aux rigueurs de la guerre.

Juve faisait de son mieux pour passer inaperçu. Il craignait de tomber victime du fléau, avant d’avoir retrouvé Fandor et mené à bien sa mission, et il était malade de rage à la pensée de l’être abominable qui avait, sans nul doute, déchaîné le fléau. L’auteur du ravage actuel, le responsable de ces morts qui se multipliaient chaque jour dans la partie maudite du navire, c’était sûrement Fantômas.

Juve comprenait maintenant l’épisode étrange des rats qu’était venu lui rapporter le chauffeur. C’était Fantômas qui avait eu l’épouvantable idée d’inoculer à ces vilaines bestioles le fléau qu’elles ne devaient pas tarder à propager avec le succès qu’on a dit.

Depuis, qu’était devenu Fantômas ?

Selon toute prévision, le sinistre bandit avait pris ses précautions pour n’être pas atteint du mal qu’il avait provoqué.

À coup sûr, il avait voulu supprimer Juve, et lâchement, au lieu de l’attaquer face à face, il avait semé la mort anonyme, ravi d’entraîner dans la mort, outre son ennemi, tant de personnes innocentes.

Où était Fantômas ?

À la vérité, Juve éprouvait quelque difficulté à se renseigner. Le policier en effet, s’était juré de faire l’impossible pour sauvegarder sa propre existence, il possédait dans sa cabine un certain nombre de conserves qu’il espérait indemnes de la contamination. Profitant du désarroi qui régnait à bord, il avait cherché à s’isoler et il était parvenu à s’introduire dans une des chaloupes suspendues aux porte-manteaux au-dessus du premier pont.

Dans cette cachette élevée, Juve était séparé du navire. En outre il se trouvait à l’avant, à l’abri des émanations malsaines qui provenaient de l’arrière où se trouvaient groupées, parquées, les victimes de la peste. Juve toutefois ignorait, ainsi séparé du monde, ce qui se passait à bord.

C’est ainsi qu’il ne savait pas que la veille du jour où la peste s’était déclarée, alors qu’on passait à proximité du Cap des Aiguilles, un homme, un passager sans doute, était tombé à la mer. On ne l’avait pas retrouvé. On savait d’ailleurs la région infestée de requins. Qui était-ce ?

Le chauffeur libéré quelques jours auparavant par Juve, qui consciencieusement tenait à continuer à remplir sa mission auprès de son sauveur, cherchait précisément le policier pour lui dire qu’avec la chute de cet homme à la mer coïncidait la disparition de ce M. Smith qu’il surveillait.