— Lieutenant Wilson Drag… heureux de vous voir… mais quel affreux malheur ici… Qu’allez-vous faire ?
— Les pompiers sont prévenus, ma compagnie était de garde au poste voisin, c’est pourquoi je suis arrivé sur les lieux avant tout le monde. Mais au fait, non… il me semble que vous deviez vous y trouver avant nous ?…
— Avant vous, hum !… je ne sais pas. Mais à peu près en même temps sans doute… Je passais le long des docks lorsque j’ai vu des flammes. J’ai franchi le mur, je suis entré, voilà… et puis…
— Et puis quoi ?
— Et puis, poursuivit Teddy, en faisant un effort pour reprendre son sang-froid, et puis, on a tué mon cheval… un bandit… un assassin l’a tué d’un coup de feu ; c’est alors que j’ai été projeté…
Le lieutenant Wilson Drag, à ces derniers mots, avait un geste brusque.
— A-t-il parlé ? non… il ne veut rien dire… alors, en colonnes… faites les trois sommations et… en joue…
Teddy, qui venait d’entendre ce commandement, bondit littéralement sur l’officier :
— Qu’allez-vous faire ? hurla-t-il, le visage contracté.
— Mon devoir, répondit le lieutenant Wilson Drag.
Et, désignant Fandor, il ajouta :
— Il se trouvait dans les docks, contrairement au règlement… Vous n’ignorez pas, Teddy, que depuis quinze jours la loi martiale est en vigueur. J’ai interrogé cet individu, voici quelques instants… Or, il est incapable de répondre ou plutôt il refuse de répondre… j’étais convaincu tout à l’heure que c’est lui qui a allumé l’incendie, par inadvertance ou méchanceté, peu importe, le fait n’en est pas moins flagrant… vous venez de me dire que votre cheval a été tué, c’est assurément cet homme, il va être fusillé dans un instant…
Haussant la voix, l’officier commandait :
— Allez-y sergent, les sommations…
Le subordonné désigné, se détacha du peloton qui s’était formé devant le malheureux Fandor. Il allait lui prononcer la formule qu’il répéterait encore par deux fois.
Et si Fandor ne se justifiait pas, c’en était fait de sa vie.
Fandor, acculé au mur, comprenait à peine ce qui se passait.
Il n’entendait rien des questions qu’on lui posait, il voyait tout juste les fusils que les soldats venaient de charger, et qui, dans un instant, s’abaisseraient pour le viser en pleine poitrine.
Tout tourbillonnait dans l’esprit de Fandor. Il avait tant de choses à dire, à expliquer, à comprendre surtout… qu’il ne savait par où débuter.
Et tandis que le journaliste se proposait de commencer à faire à ces hommes le récit de ses malheurs, un seul mot, un seul nom s’échappait de ses lèvres :
— Fantômas… Fantômas.
À la deuxième sommation, le petit Teddy qui, d’abord, s’était éloigné, revînt.
Il rompit les rangs serrés des soldats, courut encore à l’officier :
— Lieutenant, supplia-t-il, ne faites pas cela. Ce n’est pas un coupable, c’est un innocent que vous avez devant vous. J’en suis sûr. Il n’avait pas d’armes, ce n’est pas lui qui a tué mon cheval. D’ailleurs, j’étais évanoui après ma chute, et il m’a ranimé. Wilson Drag, je vous en conjure, n’allez pas si vite en besogne et puis, interrogez-le d’abord. Interrogez-le vous-même, je vous en prie…
L’officier hésita un instant.
Après tout, dans son souci de répression et de justice, peut-être allait-il trop vite ? Cet individu avait l’air plus misérable que mauvais. Le lieutenant fit un signe. Ses soldats remirent leur carabine en bandoulière.
Fandor était sauvé, du moins pour quelques instants.
— Votre nom ?
— Jérôme Fandor.
— Votre nationalité ?
— Français.
— Pourquoi êtes-vous entré dans ces docks ? Vous n’ignorez pas que c’est défendu ?
— Je ne sais rien, j’étais dans une caisse, emprisonné par Fantômas.
— Quel est votre domicile ici ?
— J’habite Londres.
— Où vous croyez-vous donc ?
— Sous la dépendance de Fantômas. Je lui échappe encore et je me vengerai.
Fandor, avec des efforts surhumains, était parvenu à faire ces réponses d’une voix à peu près intelligible.
Au fur et à mesure, cependant, qu’il se reprenait en main, il découvrait que ses déclarations ébahissaient Wilson Drag et Teddy. À tel point que, bientôt le lieutenant cessa de l’interroger pour s’entretenir à voix basse avec le jeune homme.
Profitant de cela, Fandor, lentement, titubant comme un homme ivre, était allé vers le cheval mort, et avait retrouvé au pied de la bête, sa veste, noircie mais entière, qu’instinctivement il s’était remise sur les épaules… Mais, comme il soulevait le vêtement, Fandor lui trouva un poids insolite, et le journaliste se souvint tout à coup, qu’il avait, quelques instants auparavant, dissimulé sous l’étoffe, l’extraordinaire trouvaille qu’il devait à la chute du cavalier, autrement dit l’objet reluisant qui s’était échappé du coffret brisé, le crâne blanchi de la tête de mort.
Le premier mouvement de Fandor fut de repousser loin de lui cette affreux objet, mais il n’osa pas. Un rapide coup d’œil circulaire lui avait montré qu’on l’épiait.
— Sacrebleu, pensa Fandor, dont la raison chancelait, que vont-ils penser de moi si je leur montre tout d’un coup mon extravagante trouvaille ?
Par prudence, le journaliste ne déploya donc pas sa veste. Affectant un mouvement naturel, il la plaça sous son bras, de façon à dissimuler la tête de mort.
Cependant, l’officier venait de faire un nouveau signe, les soldats, derechef entouraient Fandor.
Ils étaient moins nombreux que l’instant précédent, quatre seulement s’étaient chargés du prisonnier.
Allait-on cette fois l’exécuter ? N’avait-il échappé à une mort affreuse que pour la trouver quelques instants après, plus atroce encore, et tout aussi incompréhensible ?
Fandor allait protester, crier son innocence, hurler son désir de vivre, lorsqu’il comprit ce qu’on faisait de sa personne.
— Lieutenant Wilson Drag, déclarait le jeune cavalier en prenant congé de l’officier, je pense absolument comme vous. Cet homme est un malade, c’est un fou. Et vous avez raison de le faire conduire au Lunatic Hospital.
— Au Lunatic Hospital, répéta machinalement Fandor, cependant qu’il quittait le dock au milieu de ses quatre gardiens. Si je comprends bien, cela veut dire l’asile des fous. Ah ça, par exemple.
Le journaliste songeait alors à la dernière heure qu’il venait de vivre, à sa sortie extraordinaire de l’abominable cellule dans laquelle l’avait enfermé Fantômas, à l’incendie des docks, au cheval abattu, à la déclaration du jeune homme lui disant qu’il était en Afrique du Sud… à la tête de mort qu’il portait dans sa veste, sous son bras…
Et Fandor sentait la sueur perler à son front, et il s’interrogeait sans pouvoir se répondre.
— Est-ce que je rêve ?… Est-ce que je vis pour de bon ?… Tous ces gens-là sont-ils fous ?… ou alors…
2 – UN VOL MYSTÉRIEUX
— Sévère mais juste, impartial mais bon… et surtout profondément honnête… telle est ma devise… et cette ligne de conduite me réussit parfaitement… Chère Fräulein, un peu d’orangeade ?
— Ça n’est pas de refus, monsieur Hans Elders, surtout qu’il fait cet après-midi une température véritablement torride…
Le couple s’acheminait vers un élégant buffet dressé au fond de la véranda, derrière lequel se tenait une armée de serviteurs.
M. Hans Elders, directeur d’une importante mine de diamants située dans la campagne, à quelques milles de Durban, fêtait cet après-midi-là les dix-huit ans de sa fille unique, Winifred, une majestueuse et superbe personne à chevelure de jais, aux yeux étincelants.
— Oui, reprenait Hans Elders en s’adressant à son interlocutrice, une grande femme desséchée de quarante-cinq ans environ, oui, l’honnêteté scrupuleuse, c’est encore le meilleur moyen de réussir dans la vie. C’est là un principe que m’ont transmis mes parents, qui le tenaient eux-mêmes de mon arrière-grand-père. Ainsi, vous voyez que cela remonte loin.