La machine, en effet, était sortie du dépôt. On l’avait amenée sur la voie de garage et refoulée jusqu’au wagon pénitentiaire auquel les hommes d’équipe n’allaient pas tarder à l’accrocher.
Il était environ une heure quatorze, l’express venant de Vérulam et que devait prendre cette machine en gare de Durban avait été signalé.
***
Juve, voulant jouer avec un imperturbable sang-froid son rôle d’ingénieur de la Compagnie, était arrivé quelques instants auparavant. Il était monté sur la locomotive et n’y avait trouvé que le mécanicien qu’il avait interrogé avec une certaine curiosité sur la disparition du chauffeur.
Quelques instants auparavant, il avait dit qu’il retournait chercher un marteau oublié près du tas de charbon, mais son absence était trop longue pour être justifiée.
— Écoutez, dit Juve au mécanicien, après avoir regardé sa montre, vous allez me faire le plaisir d’aller me chercher tout de suite votre camarade.
— Vous n’y pensez pas, monsieur l’ingénieur. Vous savez que les règlements m’interdisent d’abandonner ma machine, sous pression.
— C’est exact, mais n’oubliez pas que vous avez un supérieur à bord. D’ailleurs, je prends l’entière responsabilité de cet ordre.
Le mécanicien partit donc à la recherche de son compagnon.
Juve, resté seul, poussa un soupir de soulagement.
L’absence inopinée du chauffeur lui avait permis d’éloigner le mécanicien.
Si, entre-temps, le chauffeur revenait, Juve l’enverrait aussitôt courir après le mécanicien en lui donnant une indication telle qu’il ne pourrait le rencontrer avant longtemps.
Juve, en effet, tenait à demeurer seul à bord le plus longtemps possible. En policier complet qu’il était, le maniement d’une locomotive n’était pas fait pour l’épouvanter.
Pour l’instant, il était sur des charbons ardents.
Un quart d’heure auparavant, en effet, il avait vu amener au wagon cellulaire le malheureux Jérôme Fandor, entre quatre geôliers. Mais les hommes, après avoir installé leur prisonnier dans la voiture pénitentiaire, s’étaient retirés, laissant l’infortuné pieds et poings liés, sous la simple surveillance d’un jeune soldat qui avait pour mission de le convoyer jusqu’à Pietermaritzburg.
Si le wagon avait été attelé à ce moment-là au tender de la locomotive, Juve n’aurait pas hésité à mettre cette dernière en marche, à s’enfuir dans la campagne, mettant entre lui et la civilisation dix bons kilomètres de régions inhabitées, après quoi rien ne serait plus facile que de faire évader Fandor.
Mais, les hommes d’équipe ne se pressaient pas de venir atteler, et Juve, au fur et à mesure que s’écoulaient les secondes, se sentait perler au front une sueur d’angoisse.
Jamais aussi belle occasion ne se représenterait pour fuir ainsi sans témoin, et sans adversaire.
Juve trépignait littéralement sur la locomotive dont s’échappait l’épaisse fumée blanche qui l’enveloppait comme un nuage.
Juve, pour nourrir son inaction avait chargé le foyer et le charbon ronflait sous la chaudière. Celle-ci, par ses soupapes de trop plein, lâchait une vapeur brûlante au sifflement rauque.
— Bon Dieu, jurait Juve, ces manœuvres arriveront-ils avant le retour du chauffeur et du mécanicien ? Si seulement ce maudit wagon était attelé, nous serions déjà loin.
Le tapage que faisait la locomotive sous pression était tel, d’une part, et Juve était si absorbé dans sa réflexion, de l’autre, que c’est à peine s’il prit connaissance d’une scène étrange qui se déroulait tout à côté.
Mais, un coup de feu tiré à quelques mètres de la locomotive le fit tressaillir soudain.
Le policier se pencha sur la barre d’appui pour regarder ce qui avait pu se produire. Mais, en même temps il sentait la machine démarrer lentement en poussant de gros soupirs, lâchant par sa cheminée une fumée noire chargée d’escarbilles.
Juve se retourna :
Un homme qu’il n’avait pas vu monter avait dû tirer la barre d’acier qui commandait les tiroirs d’admission et cet homme, écroulé devant le foyer regorgeant de charbon, demeurait inerte.
La puissante « Pacific » s’éloignait du wagon cellulaire auquel on aurait dû l’attacher.
Chaque tour de roue qu’elle effectuait la séparait de la prison dans laquelle on avait enfermé Fandor, et que Juve avait si bien combiné depuis quarante-huit heures, d’entraîner dans la campagne derrière la locomotive.
Le policier poussa un juron.
— Nom de Dieu, malédiction, hurla-t-il.
Et, dans un geste impulsif, il empoigna par les épaules le satané chauffeur qui, croyait-il avait eu la malencontreuse idée de faire démarrer la machine.
Juve renversa l’homme, mais à cet instant même il recula stupéfait car il venait d’apercevoir son visage et il l’avait reconnu.
Déjà ils s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre.
— Juve !
— Fandor !
C’étaient en effet Juve et Fandor qui, par le fait des circonstances les plus ahurissantes, se trouvaient réunis sur cette locomotive lancée à toute allure à travers la campagne.
Ainsi les deux amis se retrouvaient. Après s’être pendant des semaines couru l’un après l’autre, ils étaient enfin en présence.
Que s’était-il donc passé ?
***
Tandis que Juve trépignant d’impatience, et seul sur sa locomotive, attendait que les hommes d’équipe vinssent accrocher le wagon cellulaire, où se trouvait Fandor, à la locomotive, voici la série d’épisodes qui s’était déroulée.
Le chauffeur dont l’absence avait paru inexplicable était en effet allé rechercher un marteau oublié dans la réserve à charbon.
Or, comme il venait de retrouver l’outil qui lui était indispensable et, au moment où il se disposait à rejoindre son poste, il avait été lâchement frappé par derrière d’un coup de poignard qui lui avait perforé le poumon.
Le malheureux, vomissant des flots de sang par la bouche et les narines, s’affaissa sur le sol, saupoudré de charbon, sans un mot, sans un geste, foudroyé. Le crime avait été commis avec une adresse, une dextérité inimaginables. Il avait, en outre, été exécuté sans témoin, et le meurtrier, une fois ce forfait accompli, s’était rapidement enfui, laissant son arme plantée entre les deux épaules de sa victime. Cet homme aussitôt avait couru en direction du wagon cellulaire, il avait passé au ras de la locomotive, et après avoir jeté un coup d’œil narquois à Juve qui, toujours sur sa plate-forme ne l’apercevait pas, il s’était introduit dans la voiture où Fandor était seul avec son jeune gardien. Ce dernier, surpris par la brusque irruption de l’inconnu, avait mis l’arme au poing :
— Que voulez-vous ?
Le nouvel arrivant, avec une surprenante rapidité s’était jeté à la gorge du factionnaire, lui avait enserré le cou entre deux mains noueuses et robustes. Le malheureux geôlier était tombé étourdi. Quelques instants plus tard, il mourait étouffé.
L’assassin, alors, s’était redressé, ses yeux brillant d’un éclat étrange, et quiconque l’aurait vu à ce moment, le visage contracté, la bouche mauvaise animée d’un rictus féroce, n’aurait pas manqué de reconnaître le bandit légendaire dont le nom seul fait tressaillir les hommes : Fantômas.
C’était Fantômas, en effet, qui venait de commettre en l’espace de quelques instants ces deux assassinats.
Toutefois, si le meurtre du chauffeur s’était effectué sans témoin, quelqu’un avait vu Fantômas étrangler le geôlier… et ce quelqu’un en assistant à ce drame horrible était devenu livide car il se doutait bien qu’il allait à son tour être la victime du monstre et que rien ne pourrait lui permettre d’y échapper : il était hors d’état de se défendre avec des menottes aux mains, et les chevilles entravées. Ce témoin n’était autre que Fandor.