– Qui vous le fait croire, Marie Ivanovna?
– Mais parce que…, parce qu’il est si moqueur! Je n’aime pas Alexéi Ivanitch, il m’est même désagréable, et cependant je n’aurais pas voulu ne pas lui plaire, cela m’aurait fort inquiétée.
– Et que croyez-vous, Marie Ivanovna? lui plaisez-vous, ou non?»
Marie Ivanovna se troubla et rougit: «Il me semble, dit-elle enfin, il me semble que je lui plais.
– Pourquoi cela?
– Parce qu’il m’a fait des propositions de mariage.
– Il vous a fait des propositions de mariage? Quand cela?
– L’an passé, deux mois avant votre arrivée,
– Et vous n’avez pas consenti?
– Comme vous voyez. Alexéi Ivanitch est certainement un homme d’esprit et de bonne famille; il a de la fortune; mais, à la seule idée qu’il faudrait, sous la couronne, l’embrasser devant tous les assistants… Non, non, pour rien au monde.»
Les paroles de Marie Ivanovna m’ouvrirent les yeux et m’expliquèrent beaucoup de choses. Je compris la persistance que mettait Chvabrine à la poursuivre. Il avait probablement remarqué notre inclination mutuelle, et s’efforçait de nous détourner l’un de l’autre. Les paroles qui avaient provoqué notre querelle me semblèrent d’autant plus infâmes, quand, au lieu d’une grossière et indécente plaisanterie, j’y vis une calomnie calculée. L’envie de punir le menteur effronté devint encore plus forte en moi, et j’attendais avec impatience le moment favorable.
Je n’attendis pas longtemps. Le lendemain, comme j’étais occupé à composer une élégie, et que je mordais ma plume dans l’attente d’une rime, Chvabrine frappa sous ma fenêtre. Je posai la plume, je pris mon épée, et sortis de la maison.
«Pourquoi remettre plus longtemps? me dit Chvabrine; on ne nous observe plus. Allons au bord de la rivière; là personne ne nous empêchera.»
Nous partîmes en silence, et, après avoir descendu un sentier escarpé, nous nous arrêtâmes sur le bord de l’eau, et nos épées se croisèrent.
Chvabrine était plus adroit que moi dans les armes; mais j’étais plus fort et plus hardi; et M. Beaupré, qui avait été entre autres choses soldat, m’avait donné quelques leçons d’escrime, dont je profitai. Chvabrine ne s’attendait nullement à trouver en moi un adversaire aussi dangereux. Pendant longtemps nous ne pûmes nous faire aucun mal l’un à l’autre; mais enfin, remarquant que Chvabrine faiblissait, je l’attaquai vivement, et le fis presque entrer à reculons dans la rivière. Tout à coup j’entendis mon nom prononcé à haute voix; je tournai rapidement la tête, et j’aperçus Savéliitch qui courait à moi le long du sentier… Dans ce moment je sentis une forte piqûre dans la poitrine, sous l’épaule droite, et je tombai sans connaissance.
CHAPITRE V LA CONVALESCENCE
Quand je revins à moi, je restai quelque temps sans comprendre ni ce qui m’était arrivé, ni où je me trouvais. J’étais couché sur un lit dans une chambre inconnue, et sentais une grande faiblesse. Savéliitch se tenait devant moi, une lumière à la main. Quelqu’un déroulait avec précaution les bandages qui entouraient mon épaule et ma poitrine. Peu à peu mes idées s’éclaircirent. Je me rappelai mon duel, et devinai sans peine que j’étais blessé. En cet instant, la porte gémit faiblement sur ses gonds:
«Eh bien, comment va-t-il? murmura une voix qui me fit tressaillir.
– Toujours dans le même état, répondit Savéliitch avec un soupir; toujours sans connaissance. Voilà déjà plus de quatre jours.»
Je voulus me retourner, mais je n’en eus pas la force.
«Où suis-je? Qui est ici?» dis-je avec effort.
Marie Ivanovna s’approcha de mon lit, et se pencha doucement sur moi.
«Comment vous sentez-vous? me dit-elle.
– Bien, grâce à Dieu, répondis-je d’une voix faible. C’est vous, Marie Ivanovna; dites-moi…»
Je ne pus achever. Savéliitch poussa un cri, la joie se peignit sur son visage.
«Il revient à lui, il revient à lui, répétait-il; grâces te soient rendues, Seigneur! Mon père Piotr Andréitch, m’as-tu fait assez peur? quatre jours! c’est facile à dire…»
Marie Ivanovna l’interrompit.
«Ne lui parle pas trop, Savéliitch, dit-elle: il est encore bien faible.»
Elle sortit et ferma la porte avec précaution. Je me sentais agité de pensées confuses. J’étais donc dans la maison du commandant, puisque Marie Ivanovna pouvait entrer dans ma chambre! Je voulus interroger Savéliitch; mais le vieillard hocha la tête et se boucha les oreilles. Je fermai les yeux avec mécontentement, et m’endormis bientôt.
En m’éveillant, j’appelai Savéliitch; mais, au lieu de lui, je vis devant moi Maria Ivanovna. Elle me salua de sa douce voix. Je ne puis exprimer la sensation délicieuse qui me pénétra dans ce moment. Je saisis sa main et la serrai avec transport en l’arrosant de mes larmes. Marie ne la retirait pas…, et tout à coup je sentis sur ma joue l’impression humide et brûlante de ses lèvres. Un feu rapide parcourut tout mon être.
«Chère bonne Marie Ivanovna, lui dis-je, soyez ma femme, consentez à mon bonheur.»
Elle reprit sa raison:
«Au non du ciel, calmez-vous, me dit-elle eu ôtant sa main, tous êtes encore en danger; votre blessure peut se rouvrir; ayez soin de vous,… ne fût-ce que pour moi.»
Après ces mots, elle sortit en me laissant au comble du bonheur. Je me sentais revenir à la vie.
Dès cet instant je me sentis mieux d’heure en heure. C’était le barbier du régiment qui me pansait, car il n’y avait pas d’autre médecin dans la forteresse; et grâce à Dieu, il ne faisait pas le docteur. Ma jeunesse et la nature hâtèrent ma guérison. Toute la famille du commandant m’entourait de soins. Marie Ivanovna ne me quittait presque jamais. Il va sans dire que je saisis la première occasion favorable pour continuer ma déclaration interrompue, et, cette fois, Marie m’écouta avec plus de patience. Elle me fit naïvement l’aveu de son affection, et ajouta que ses parents seraient sans doute heureux de son bonheur. «Mais pensez-y bien, me disait-elle; n’y aura-t-il pas d’obstacles de la part des vôtres?»
Ce mot me fit réfléchir. Je ne doutais pas de la tendresse de ma mère; mais, connaissant le caractère et la façon de penser de mon père, je pressentais que mon amitié ne le toucherait pas extrêmement, et qu’il la traiterait de folie de jeunesse. Je l’avouai franchement à Marie Ivanovna; mais néanmoins je résolus d’écrire à mon père aussi éloquemment que possible pour lui demander sa bénédiction. Je montrai ma lettre à Marie Ivanovna, qui la trouva si convaincante et si touchante qu’elle ne douta plus du succès, et s’abandonna aux sentiments de son cœur avec toute la confiance de la jeunesse.
Je fis la paix avec Chvabrine dans les premiers jours de ma convalescence. Ivan Kouzmitch me dit en me reprochant mon dueclass="underline" «Vois-tu bien, Piôtr Andréitch, je devrais à la rigueur te mettre aux arrêts; mais te voilà déjà puni sans cela. Pour Alexéi Ivanich, il est enfermé par mon ordre, et sous bonne garde, dans le magasin à blé, et son épée est sous clef chez Vassilissa Iégorovna. Il aura le temps de réfléchir à son aise et de se repentir.»