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J’étais trop content pour garder dans mon cœur le moindre sentiment de rancune. Je me mis à prier pour Chvabrine, et le bon commandant, avec la permission de sa femme, consentit à lui rendre la liberté. Chvabrine vint me voir. Il témoigna un profond regret de tout ce qui était arrivé, avoua que toute la faute était à lui, et me pria d’oublier le passé. Étant de ma nature peu rancunier, je lui pardonnai de bon cœur et notre querelle et ma blessure. Je voyais dans sa calomnie l’irritation de la vanité blessée; je pardonnai donc généreusement à mon rival malheureux.

Je fus bientôt guéri complètement, et pus retourner à mon logis. J’attendais avec impatience la réponse à ma lettre, n’osant pas espérer, mais tâchant d’étouffer en moi de tristes pressentiments. Je ne m’étais pas encore expliqué avec Vassilissa Iégorovna et son mari. Mais ma recherche ne pouvait pas les étonner: ni moi ni Marie ne cachions nos sentiments devant eux, et nous étions assurés d’avance de leur consentement.

Enfin, un beau jour, Savéliitch entra chez moi, une lettre à la main. Je la pris en tremblant. L’adresse était écrite de la main de mon père. Cette vue me prépara à quelque chose de grave, car, d’habitude, c’était ma mère qui m’écrivait, et lui ne faisait qu’ajouter quelques lignes à la fin. Longtemps je ne pus me décider à rompre le cachet; je relisais la suscription solennelle: «À mon fils Piôtr Andréitch Grineff, gouvernement d’Orenbourg, forteresse de Bélogorsk». Je tâchais de découvrir, à l’écriture de mon père, dans quelle disposition d’esprit il avait écrit la lettre. Enfin je me décidai à décacheter, et dès les premières lignes je vis que toute l’affaire était au diable. Voici le contenu de cette lettre:

«Mon fils Piôtr, nous avons reçu le 15 de ce mois la lettre dans laquelle tu nous demandes notre bénédiction paternelle et notre consentement à ton mariage avec Marie Ivanovna, fille Mironoff [37]. Et non seulement je n’ai pas l’intention de te donner ni ma bénédiction ni mon consentement, mais encore j’ai l’intention d’arriver jusqu’à toi et de te bien punir pour tes sottises comme un petit garçon, malgré ton rang d’officier, parce que tu as prouvé que tu n’es pas digne de porter l’épée qui t’a été remise pour la défense de la patrie, et non pour te battre en duel avec des fous de ton espèce. Je vais écrire à l’instant même à André Carlovitch pour le prier de te transférer de la forteresse de Bélogorsk dans quelque endroit encore plus éloigné afin de faire passer ta folie. En apprenant ton duel et ta blessure, ta mère est tombée malade de douleur, et maintenant encore elle est alitée. Qu’adviendra-t-il de toi? Je prie Dieu qu’il te corrige, quoique je n’ose pas avoir confiance en sa bonté.

«Ton père,

«A. G.»

La lecture de cette lettre éveilla en moi des sentiments divers. Les dures expressions que mon père ne m’avait pas ménagées me blessaient profondément; le dédain avec lequel il traitait Marie Ivanovna me semblait aussi injuste que malséant; enfin l’idée d’être renvoyé hors de la forteresse de Bélogorsk m’épouvantait. Mais j’étais surtout chagriné de la maladie de ma mère. J’étais indigné contre Savéliitch, ne doutant pas que ce ne fût lui qui avait fait connaître mon duel à mes parents. Après avoir marché quelque temps en long et en large dans ma petite chambre, je m’arrêtai brusquement devant lui, et lui dis avec colère: «Il paraît qu’il ne t’a pas suffi que, grâce à toi, j’aie été blessé et tout au moins au bord de la tombe; tu veux aussi tuer ma mère».

Savéliitch resta immobile comme si la foudre l’avait frappé.

«Aie pitié de moi, seigneur, s’écria-t-il presque en sanglotant; qu’est-ce que tu daignes me dire? C’est moi qui suis la cause que tu as été blessé? Mais Dieu voit que je courais mettre ma poitrine devant toi pour recevoir l’épée d’Alexéi Ivanitch. La vieillesse maudite m’en a seule empêché. Qu’ai-je donc fait à ta mère?

– Ce que tu as fait? répondis-je. Qui est-ce qui t’a chargé d’écrire une dénonciation contre moi? Est-ce qu’on t’a mis à mon service pour être mon espion?

– Moi, écrire une dénonciation! répondit Savéliitch tout en larmes. Ô Seigneur, roi des cieux! Tiens, daigne lire ce que m’écrit le maître, et tu verras si je te dénonçais.»

En même temps il tira de sa poche une lettre qu’il me présenta, et je lus ce qui suit:

«Honte à toi, vieux chien, de ce que tu ne m’as rien écrit de mon fils Piôtr Andréitch, malgré mes ordres sévères, et de ce que ce soient des étrangers qui me font savoir ses folies! Est-ce ainsi que tu remplis ton devoir et la volonté de tes seigneurs? Je t’enverrai garder les cochons, vieux chien, pour avoir caché la vérité et pour ta condescendance envers le jeune homme. À la réception de cette lettre, je t’ordonne de m’informer immédiatement de l’état de sa santé, qui, à ce qu’on me mande, s’améliore, et de me désigner précisément l’endroit où il a été frappé, et s’il a été bien guéri.»

Évidemment Savéliitch n’avait pas en le moindre tort, et c’était moi qui l’avais offensé par mes soupçons et mes reproches. Je lui demandai pardon, mais le vieillard était inconsolable.

«Voilà jusqu’où j’ai vécu! répétait-il; voilà quelles grâces j’ai méritées de mes seigneurs pour tous mes longs services! je suis un vieux chien, je suis un gardeur de cochons, et par-dessus cela, je suis la cause de ta blessure! Non, mon père Piôtr Andréitch, ce n’est pas moi qui suis fautif, c’est le maudit moussié; c’est lui qui t’a appris à pousser ces broches de fer, en frappant du pied, comme si à force de pousser et de frapper on pouvait se garer d’un mauvais homme! C’était bien nécessaire de dépenser de l’argent à louer le moussié

Mais qui donc s’était donné la peine de dénoncer ma conduite à mon père? Le général? il ne semblait pas s’occuper beaucoup de moi; et puis, Ivan Kouzmitch n’avait pas cru nécessaire de lui faire un rapport sur mon duel. Je me perdais en suppositions. Mes soupçons s’arrêtaient sur Chvabrine: lui seul trouvait un avantage dans cette dénonciation, dont la suite pouvait être mon éloignement de la forteresse et ma séparation d’avec la famille du commandant. J’allai tout raconter à Marie Ivanovna: elle venait à ma rencontre sur le perron.

«Que vous est-il arrivé? me dit-elle; comme vous êtes pâle!

– Tout est fini», lui répondis-je, en lui remettant la lettre de mon père.

Ce fut à son tour de pâlir. Après avoir lu, elle me rendit la lettre, et me dit d’une voix émue: «Ce n’a pas été mon destin. Vos parents ne veulent pas de moi dans leur famille; que la volonté de Dieu soit faite! Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient. Il n’y a rien à faire, Piôtr Andréitch; soyez heureux, vous au moins.

– Cela ne sera pas, m’écriai-je, en la saisissant par la main. Tu m’aimes, je suis prêt à tout. Allons nous jeter aux pieds de tes parents. Ce sont des gens simples; ils ne sont ni fiers ni cruels; ils nous donneront, eux, leur bénédiction, nous nous marierons; et puis, avec le temps, j’en suis sûr, nous parviendrons à fléchir mon père. Ma mère intercédera pour nous, il me pardonnera.

– Non, Piôtr Andréitch, répondit Marie: je ne t’épouserai pas sans la bénédiction de tes parents. Sans leur bénédiction tu ne seras pas heureux. Soumettons-nous à la volonté de Dieu. Si tu rencontres une autre fiancée, si tu l’aimes, que Dieu soit avec toi [38]. Piôtr Andréitch, moi, je prierai pour vous deux.»