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Elle se mit à pleurer et se retira. J’avais l’intention de la suivre dans sa chambre; mais je me sentais hors d’état de me posséder et je rentrai à la maison. J’étais assis, plongé dans une mélancolie profonde, lorsque Savéliitch vint tout à coup interrompre mes réflexions.

«Voilà, seigneur, dit-il en me présentant une feuille de papier toute couverte d’écriture; regarde si je suis un espion de mon maître et si je tâche de brouiller le père avec le fils.»

Je pris de sa main ce papier; c’était la réponse de Savéliitch à la lettre qu’il avait reçue. La voici mot pour mot:

«Seigneur André Pétrovitch, notre gracieux père, j’ai reçu votre gracieuse lettre, dans laquelle tu daignes te fâcher contre moi, votre esclave, en me faisant honte de ce que je ne remplis pas les ordres de mes maîtres. Et moi, qui ne suis pas un vieux chien, mais votre serviteur fidèle, j’obéis aux ordres de mes maîtres; et je vous ai toujours servi avec zèle jusqu’à mes cheveux blancs. Je ne vous ai rien écrit de la blessure de Piôtr Andréitch, pour ne pas vous effrayer sans raison; et voilà que nous entendons que notre maîtresse, notre mère, Avdotia Vassilievna, est malade de peur; et je m’en vais prier Dieu pour sa santé. Et Piôtr Andréitch a été blessé dans la poitrine, sons l’épaule droite, sous une côte, à la profondeur d’un verchok et demi [39], et il a été couché dans la maison du commandant, où nous l’avons apporté du rivage: et c’est le barbier d’ici, Stépan Paramonoff, qui l’a traité; et maintenant Piôtr Andréitch, grâce à Dieu, se porte bien; et il n’y a rien que du bien à dire de lui: ses chefs, à ce qu’on dit, sont contents de lui, et Vassilissa Iégorovna le traite comme son propre fils; et qu’une pareille occasion lui soit arrivée, il ne faut pas lui en faire de reproches; le cheval a quatre jambes et il bronche. Et vous daignez écrire que vous m’enverrez garder les cochons; que ce soit votre volonté de seigneur. Et maintenant je vous salue jusqu’à terre.

«Votre fidèle esclave,

«Arkhip Savélieff.»

Je ne pus m’empêcher de sourire plusieurs fois pendant la lecture de la lettre du bon vieillard. Je ne me sentais pas en état d’écrire à mon père, et, pour calmer ma mère, la lettre de Savéliitch me semblait suffisante.

De ce jour ma situation changea; Marie Ivanovna ne me parlait presque plus et tâchait même de m’éviter. La maison du commandant me devint insupportable; je m’habituai peu à peu à rester seul chez moi. Dans le commencement, Vassilissa Iégorovna me fit des reproches; mais, en voyant ma persistance, elle me laissa en repos. Je ne voyais Ivan Kouzmitch que lorsque le service l’exigeait. Je n’avais que de très rares entrevues avec Chvabrine, qui m’était devenu d’autant plus antipathique que je croyais découvrir en lui une inimitié secrète, ce qui me confirmait davantage dans mes soupçons. La vie me devint à charge. Je m’abandonnai à une noire mélancolie, qu’alimentaient encore la solitude et l’inaction. Je perdis toute espèce de goût pour la lecture et les lettres. Je me laissais complètement abattre et je craignais de devenir fou, lorsque des événements soudains, qui eurent une grande influence sur ma vie, vinrent donner à mon âme un ébranlement profond et salutaire.

CHAPITRE VI POUGATCHEFF

Avant d’entamer le récit des événements étranges dont je fus le témoin, je dois dire quelques mots sur la situation où se trouvait le gouvernement d’Orenbourg vers la fin de l’année 1773. Cette riche et vaste province était habitée par une foule de peuplades à demi sauvages, qui venaient récemment de reconnaître la souveraineté des tsars russes. Leurs révoltes continuelles, leur impatience de toute loi et de la vie civilisée, leur inconstance et leur cruauté demandaient, de la part du gouvernement, une surveillance constante pour les réduire à l’obéissance. On avait élevé des forteresses dans les lieux favorables, et dans la plupart on avait établi à demeure fixe des Cosaques, anciens possesseurs des rives du Iaïk. Mais ces Cosaques eux-mêmes, qui auraient dû garantir le calme et la sécurité de ces contrées, étaient devenus depuis quelque temps des sujets inquiet et dangereux pour le gouvernement impérial. En 1772, une émeute survint dans leur principale bourgade. Cette émeute fut causée par les mesures sévères qu’avait prises le général Tranbenberg pour ramener l’armée à l’obéissance. Elles n’eurent d’autre résultat que le meurtre barbare de Tranbenberg, l’élévation de nouveaux chefs, et finalement la répression de l’émeute à force de mitraille et de cruels châtiments.

Cela s’était passé peu de temps avant mon arrivée dans la forteresse de Bélogorsk. Alors tout était ou paraissait tranquille. Mais l’autorité avait trop facilement prêté foi au feint repentir des révoltés, qui couvaient leur haine en silence, et n’attendaient qu’une occasion propice pour recommencer la lutte.

Je reviens à mon récit.

Un soir (c’était au commencement d’octobre 1773), j’étais seul à la maison, à écouter le sifflement du vent d’automne et à regarder les nuages qui glissaient rapidement devant la lune. On vint m’appeler de la part du commandant, chez lequel je me rendis à l’instant même. J’y trouvai Chvabrine, Ivan Ignaliitch et l’ouriadnik des Cosaques. Il n’y avait dans la chambre ni la femme ni la fille du commandant. Celui-ci me dit bonjour d’un air préoccupé. Il ferma la porte, fit asseoir tout le monde, hors l’ouriadnik, qui se tenait debout, tira un papier de sa poche et nous dit:

«Messieurs les officiers, une nouvelle importante! écoutez ce qu’écrit le général.»

Il mit ses lunettes et lut ce qui suit:

«À monsieur le commandant de la forteresse de Bélogorsk, capitaine Mironoff (secret).

«Je vous informe par la présente que le fuyard et schismatique Cosaque du Don Iéméliane Pougatcheff, après s’être rendu coupable de l’impardonnable insolence d’usurper le nom du défunt empereur Pierre III, a réuni une troupe de brigands, suscité des troubles dans les villages du Iaïk, et pris et même détruit plusieurs forteresses, en commettant partout des brigandages et des assassinats. En conséquence, dès la réception de la présente, vous aurez, monsieur le capitaine, à aviser aux mesures qu’il faut prendre pour repousser le susdit scélérat et usurpateur, et, s’il est possible, pour l’exterminer entièrement dans le cas où il tournerait ses armes contre la forteresse confiée à vos soins.»

«Prendre les mesures nécessaires, dit le commandant en ôtant ses lunettes et en pliant le papier; vois-tu bien! c’est facile à dire. Le scélérat semble fort, et nous n’avons que cent trente hommes, même en ajoutant les Cosaques, sur lesquels il n’y a pas trop à compter, soit dit sans te faire un reproche, Maximitch.»

L’ouriadnik sourit.

«Cependant prenons notre parti, messieurs les officiers; soyez ponctuels; placez des sentinelles, établissez des rondes de nuit; dans le cas d’une attaque, fermez les portes et faites sortir les soldats. Toi, Maximitch, veille bien sur tes Casaques. Il faut aussi examiner le canon et le bien nettoyer, et surtout garder le secret; que personne dans la forteresse ne sache rien avant le temps.»