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Après avoir ainsi distribué ses ordres, Ivan Kouzmitch nous congédia. Je sortis avec Chvabrine, tout en devisant sur ce que nous venions d’entendre.

«Qu’en crois-tu? comment finira tout cela? lui demandai-je.

– Dieu le sait, répondit-il, nous verrons; jusqu’à présent je ne vois rien de grave. Si cependant…»

Alors il se mit à rêver en sifflant avec distraction un air français.

Malgré toutes nos précautions, la nouvelle de l’apparition de Pougatcheff se répandit dans la forteresse. Quel que fût le respect d’Ivan Kouzmitch pour son épouse, il ne lui aurait révélé pour rien au monde un secret confié comme affaire de service. Après avoir reçu la lettre du général, il s’était assez adroitement débarrassé de Vassilissa Iégorovna, en lui disant que le père Garasim avait reçu d’Orenbourg des nouvelles extraordinaires qu’il gardait dans le mystère le plus profond. Vassilissa Iégorovna prit à l’instant même le désir d’aller rendre visite à la femme du pope, et, d’après le conseil d’Ivan Kouzmitch, elle emmena Macha, de peur qu’elle ne la laissât s’ennuyer toute seule.

Resté maître du terrain, Ivan Kouzmitch nous envoya chercher sur-le-champ, et prit soin d’enfermer Palachka dans la cuisine, pour qu’elle ne pût nous épier.

Vassilissa Iégorovna revint à la maison sans avoir rien pu.tirer de la femme du pope; elle apprit en rentrant que, pendant son absence, un conseil de guerre s’était assemblé chez Ivan Kouzmitch, et que Palachka avait été enfermée sous clef. Elle se douta que son mari l’avait trompée, et se mit à l’accabler de questions. Mais Ivan Kouzmitch était préparé à cette attaque; il ne se troubla pas le moins du monde, et répondit bravement à sa curieuse moitié:

«Vois-tu bien, ma petite mère, les femmes du pays se sont mis en tête d’allumer du feu avec de la paille: et comme cela peut être cause d’un malheur, j’ai rassemblé mes officiers et je leur ai donné l’ordre de veiller à ce que les femmes ne fassent pas de feu avec de la paille, mais bien avec des fagots et des broussailles.

– Et qu’avais-tu besoin d’enfermer Palachka? lui demanda sa femme; pourquoi la pauvre fille est-elle restée dans la cuisine jusqu’à notre retour?»

Ivan Kouzmitch ne s’était pas préparé à une semblable question: il balbutia quelques mots incohérents. Vassilissa Iégorovna s’aperçut aussitôt de la perfidie de son mari; mais, sûre qu’elle n’obtiendrait rien de lui pour le moment, elle cessa ses questions et parla des concombres salés d’Akoulina Pamphilovna savait préparer d’une façon supérieure. De toute la nuit, Vassilissa Iégorovna ne put fermer l’œil, n’imaginant pas ce que son mari avait en tête qu’elle ne pût savoir.

Le lendemain, au retour de la messe, elle aperçut Ivan Ignatiitch occupé à ôter du canon des guenilles, de petites pierres, des morceaux de bois, des osselets et toutes sortes d’ordures que les petits garçons y avaient fourrées. «Que peuvent signifier ces préparatifs guerriers? pensa la femme du commandant. Est-ce qu’on craindrait une attaque de la part des Kirghises? mais serait-il possible qu’Ivan Kouzmitch me cachât une pareille misère?» Elle appela Ivan Ignatiitch avec la ferme résolution de savoir de lui le secret qui tourmentait sa curiosité de femme.

Vassilissa Iégorovna débuta par lui faire quelques remarques sur des objets de ménage, comme un juge qui commence un interrogatoire par des questions étrangères à l’affaire pour rassurer et endormir la prudence de l’accusé. Puis, après un silence de quelques instants, elle poussa un profond soupir, et dit en hochant la tête:

«Oh! mon Dieu, Seigneur! voyez quelle nouvelle! Qu’adviendra-t-il de tout cela?

– Eh! ma petite mère, répondit Ivan Ignatiitch, le Seigneur est miséricordieux; nous avons assez de soldats, beaucoup de poudre; j’ai nettoyé le canon. Peut-être bien repousserons-nous ce Pougatcheff. Si Dieu ne nous abandonne, le loup ne mangera personne ici.

– Et quel homme est-ce que ce Pougatcheff?» demanda la femme du commandant.

Ivan Ignatiitch vit bien qu’il avait trop parlé, et se mordit la langue. Mais il était trop tard, Vassilissa Iégorovna le contraignit à lui tout raconter, après avoir engagé sa parole qu’elle ne dirait rien à personne.

Elle tint sa promesse, et, en effet, ne dit rien à personne, si ce n’est à la femme du pope, et cela par l’unique raison que la vache de cette bonne dame, étant encore dans la steppe, pouvait être enlevée par les brigands.

Bientôt tout le monde parla de Pougatcheff. Les bruits qui couraient sur son compte étaient fort divers. Le commandant envoya l’ouriadnik avec mission de bien s’enquérir de tout dans les villages voisins. L’ouriadnik revint après une absence de deux jours, et déclara qu’il avait dans la steppe, à soixante verstes de la forteresse, une grande quantité de feux, et qu’il avait ouï dire aux Bachkirs qu’une force innombrable s’avançait. Il ne pouvait rien dire de plus précis, ayant craint de s’aventurer davantage.

On commença bientôt à remarquer une grande agitation parmi les Cosaques de la garnison. Dans toutes les rues, ils s’assemblaient par petits groupes, parlaient entre eux à voix basse, et se dispersaient dès qu’ils apercevaient un dragon ou tout autre soldat russe. On les fit espionner: Ioulaï, Kalmouk baptisé, fit au commandant une révélation très grave. Selon lui, l’ouriadnik aurait fait de faux rapports; à son retour, le perfide Cosaque aurait dit à ses camarades qu’il s’était avancé jusque chez les révoltés, qu’il avait été présenté à leur chef, et que ce chef, lui ayant donné sa main à baiser, s’était longuement entretenu avec lui. Le commandant fit aussitôt mettre l’ouriadnik aux arrêts, et désigna Ioulaï pour le remplacer. Ce changement fut accueilli par les Cosaques avec un mécontentement visible. Ils murmuraient à haute voix, et Ivan Ignatiitch, l’exécuteur de l’ordre du commandant, les entendit, de ses propres oreilles, dire assez clairement:

«Attends, attends, rat de garnison!»

Le commandant avait eu l’intention d’interroger son prisonnier le même jour; mais l’ouriadnik s’était échappé, sans doute avec l’aide de ses complices.

Un nouvel événement vint accroître l’inquiétude du capitaine. On saisit un Bachkir porteur de lettres séditieuses. À cette occasion, le commandant prit le parti d’assembler derechef ses officiers, et pour cela il voulut encore éloigner sa femme sous un prétexte spécieux. Mais comme Ivan Kouzmitch était le plus adroit et le plus sincère des hommes, il ne trouva pas d’autre moyen que celui qu’il avait déjà employé une première fois.

«Vois-tu bien, Vassilissa Iégorovna, lui dit-il en toussant à plusieurs reprises, le père Garasim a, dit-on, reçu de la ville…

– Tais-toi, tais-toi, interrompit sa femme; tu veux encore rassembler un conseil de guerre et parler sans moi de Iéméliane Pougatcheff; mais tu ne me tromperas pas cette fois.»

Ivan Kouzmitch écarquilla les yeux: «Eh bien, ma petite mère, dit-il, si tu sais tout, reste, il n’y a rien à faire; nous parlerons devant toi.

– Bien, bien, mon petit père, répondit-elle, ce n’est pas à toi de faire le fin. Envoie chercher les officiers.»

Nous nous assemblâmes de nouveau. Ivan Kouzmitch nous lut, devant sa femme, la proclamation de Pougatcheff, rédigée par quelque Cosaque à demi lettré. Le brigand nous déclarait son intention de marcher immédiatement sur notre forteresse, invitant les Cosaques et les soldats à se réunir à lui, et conseillait aux chefs de ne pas résister, les menaçant en ce cas du dernier supplice. La proclamation était écrite en termes grossiers, mais énergiques, et devait produire une grande impression sur les esprits des gens simples,