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«Quel coquin! s’écria la femme du commandant. Voyez ce qu’il ose nous proposer! de sortir à sa rencontre et de déposer à ses pieds nos drapeaux! Ah! le fils de chien! il ne sait donc pas que nous sommes depuis quarante ans au service, et que, Dieu merci, nous en avons vu de toutes sortes! Est-il possible qu’il se soit trouvé des commandants assez lâches pour obéir à ce bandit!

– Ça ne devrait pas être, répondit Ivan Kouzmitch; cependant on dit que le scélérat s’est déjà emparé de plusieurs forteresses.

– Il paraît qu’il est fort, en effet, observa Chvabrine.

– Nous allons savoir à l’instant sa force réelle, reprit le commandant; Vassilissa Iégorovna, donne-moi la clef du grenier. Ivan Ignatiitch, amène le Bachkir, et dis à Ioulaï d’apporter des verges.

– Attends un peu, Ivan Kouzmitch, dit la commandante en se levant de son siège; laisse-moi emmener Macha hors de la maison. Sans cela elle entendrait, les cris, et ça lui ferait peur. Et moi, pour dire la vérité, je ne suis pas très curieuse de pareilles investigations. Au plaisir de vous revoir…»

La torture était alors tellement enracinée dans les habitudes de la justice, que l’ukase bienfaisant [40] qui en avait prescrit l’abolition resta longtemps sans effet. On croyait que l’aveu de l’accusé était indispensable à la condamnation, idée non seulement déraisonnable, mais contraire au plus simple bon sens en matière juridique; car, si le déni de l’accusé ne s’accepte pas comme preuve de son innocence, l’aveu qu’on lui arrache doit moins encore servir de preuve de sa culpabilité. À présent même, il m’arrive encore d’entendre de vieux juges regretter l’abolition de cette coutume barbare. Mais, de notre temps, personne ne doutait de la nécessité de la torture, ni les juges, ni les accusés eux-mêmes. C’est pourquoi l’ordre du commandant n’étonna et n’émut aucun de nous. Ivan Ignatiitch s’en alla chercher le Bachkir, qui était tenu sous clef dans le grenier de la commandante, et, peu d’instants après, on l’amena dans l’antichambre. Le commandant ordonna qu’on l’introduisit en sa présence.

Le Bachkir franchit le seuil avec peine, car il avait aux pieds des entraves en bois. Il ôta son haut bonnet et s’arrêta près de la porte. Je le regardai et tressaillis involontairement. Jamais je n’oublierai cet homme: il paraissait âgé de soixante et dix ans au moins, et n’avait ni nez, ni oreilles. Sa tête était rasée; quelques rares poils gris lui tenaient lieu de barbe. Il était de petite taille, maigre, courbé; mais ses yeux à la tatare brillaient encore.

«Eh! eh! dit le commandant, qui reconnut à ces terribles indices un des révoltés punis en 1741, tu es un vieux loup, à ce que je vois; tu as déjà été pris dans nos pièges. Ce n’est pas la première fois que tu te révoltes, puisque ta tête est si bien rabotée. Approche-toi, et dis qui t’a envoyé.»

Le vieux Bachkir se taisait et regardait le commandant avec un air de complète imbécillité.

«Eh bien, pourquoi te tais-tu? continua Ivan Kouzmitch; est-ce que tu ne comprends pas le russe? Ioulaï, demande-lui en votre langue qui l’a envoyé, dans notre forteresse.»

Ioulaï répéta en langue tatare la question d’Ivan Kouzmitch. Mais le Bachkir le regarda avec la même expression, et sans répondre un mot.

«Iachki [41]! s’écria le commandant; je te ferai parler. Voyons, ôtez-lui sa robe de chambre rayée, sa robe de fou, et mouchetez-lui les épaules. Voyons, Ioulaï, houspille-le comme il faut.»

Deux invalides commencèrent à déshabiller le Bachkir. Une vive inquiétude se peignit alors sur la figure du malheureux. Il se mit à regarder de tous côtés comme un pauvre petit animal pris par des enfants. Mais lorsqu’un des invalides lui saisit les mains pour les tourner autour de son cou et souleva le vieillard sur ses épaules en se courbant, lorsque Ioulaï prit les verges et leva la main pour frapper, alors le Bachkir poussa un gémissement faible et puissant, et, relevant la tête, ouvrit la bouche, où, au lieu de langue, s’agitait un court tronçon.

Nous fûmes tous frappés d’horreur.

«Eh bien, dit le commandant, je vois que nous ne pourrons rien tirer de lui. Ioulaï, ramène le Bachkir au grenier; et nous, messieurs, nous avons encore à causer.»

Nous continuions à débattre notre position, lorsque Vassilissa Iégorovna se précipita dans la chambre, toute haletante, et avec un air effaré.

«Que t’est-il arrivé? demanda le commandant surpris.

– Malheur! malheur! répondit Vassilissa Iégorovna: le fort de Nijnéosern a été pris ce matin; le garçon du père Garasim vient de revenir. Il a vu comment on l’a pris. Le commandant et tous les officiers sont pendus, tous les soldats faits prisonniers; les scélérats vont venir ici.»

Cette nouvelle inattendue fit sur moi une impression profonde; le commandant de la forteresse de Nijnéosern, jeune homme doux et modeste, m’était connu. Deux mois auparavant il avait passé, venant d’Orenbourg avec sa jeune femme, et s’était arrêté chez Ivan Kouzmitch. La Nijnéosernia n’était située qu’à vingt-cinq verstes de notre fort. D’heure en heure il fallait nous attendre à une attaque de Pougatcheff. Le sort de Marie Ivanovna se présenta vivement à mon imagination, et le cœur me manquait en y pensant.

«Écoutez, Ivan Kouzmitch, dis-je au commandant, notre devoir est de défendre la forteresse jusqu’au dernier soupir, cela s’entend. Mais il faut songer à la sûreté des femmes. Envoyez-les à Orenbourg, si la route est encore libre, ou bien dans une forteresse plus éloignée et plus sûre, où les scélérat n’aient pas encore eu le temps de pénétrer.»

Ivan Kouzmitch se tourna vers sa femme: «Vois-tu bien! ma mère; en effet, ne faudra-t-il pas vous envoyer quelque part plus loin, jusqu’à ce que nous ayons réduit les rebelles?

– Quelle folie! répondit la commandante. Où est la forteresse que les balles n’aient pas atteinte? En quoi la Bélogorskaïa n’est-elle pas sûre? Grâce à Dieu, voici plus de vingt et un ans que nous y vivons. Nous avons vu les Bachkirs et les Kirghises; peut-être y lasserons-nous Pougatcheff!

– Eh bien, ma petite mère, répliqua Ivan Kouzmitch, reste si tu peux, puisque tu comptes tant sur notre forteresse. Mais que faut-il faire de Macha? C’est bien si nous le lassons, ou s’il nous arrive un secours. Mais si les brigands prennent la forteresse?… – Eh bien! alors…»

Mais ici Vassilissa Iégorovna ne put que bégayer et se tut, étouffée par l’émotion.

«Non, Vassilissa Iégorovna, reprit la commandant, qui remarqua que ses paroles avaient produit une grande impression sur sa femme, peut-être pour la première fois de sa vie; il ne convient pas que Macha reste ici. Envoyons-la à Orenbourg chez sa marraine. Là il y a assez de soldats et de canons, et les murailles sont en pierre. Et même à toi j’aurais conseillé de t’en aller aussi là-bas; car, bien que tu sois vieille, pense à ce qui t’arrivera si la forteresse est prise d’assaut.

– C’est bien, c’est bien, dit la commandante, nous renverrons Macha; mais ne t’avise pas de me prier de partir, je n’en ferais rien. Il ne me convient pas non plus, dans mes vieilles années, de me séparer de toi, et d’aller chercher un tombeau solitaire en pays étranger. Nous avons vécu ensemble, nous mourrons ensemble.