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Marie se jeta à son cou, et se mit à sangloter. «Embrassons-nous aussi, dit en pleurant la commandante. Adieu, mon Ivan Kouzmitch; pardonne-moi si je t’ai jamais fâché.

– Adieu, adieu, ma petite mère, dit le commandant en embrassant sa vieille compagne; voyons, assez, allez-vous-en à la maison, et, si tu en as le temps, mets un sarafan [43] à Macha.»

La commandante s’éloigna avec sa fille. Je suivais Marie du regard; elle se retourna et me fit un dernier signe de tête.

Ivan Kouzmitch revint à nous, et toute son attention fut tournée sur l’ennemi. Les rebelles se réunirent autour de leur chef et tout à coup mirent pied à terre précipitamment. «Tenez-vous bien, nous dit le commandant, c’est l’assaut qui commence.» En ce moment même retentirent des cris de guerre sauvages. Les rebelles accouraient à toutes jambes sur la forteresse. Notre canon était chargé à mitraille. Le commandant les laissa venir à très petite distance, et mit de nouveau le feu à sa pièce. La mitraille frappa au milieu de la foule, qui se dispersa en tout sens. Leur chef seul resta en avant, agitant son sabre; il semblait les exhorter avec chaleur. Les cris aigus, qui avaient un instant cessé, redoublèrent de nouveau. «Maintenant, enfants! s’écria le capitaine, ouvrez la porte, battez, le tambour, et en avant! Suivez-moi pour une sortie!»

Le commandant, Ivan Ignatiitch et moi, nous nous trouvâmes en un instant hors du parapet. Mais la garnison, intimidée, n’avait pas bougé de place. «Que faites-vous donc, mes enfants? s’écria Ivan Kouzmitch; s’il faut mourir, mourons; affaire de service!»

En ce moment les rebelles se ruèrent sur nous, et forcèrent l’entrée de la citadelle. Le tambour se tut, la garnison jeta ses armes. On m’avait renversé par terre; mais je me relevai et j’entrai pêle-mêle avec la foule dans la forteresse. Je vis le commandant blessé à la tête, et pressé par une petite troupe de bandits qui lui demandaient les clefs. J’allais courir à son secours, quand plusieurs forts Cosaques me saisirent et me lièrent avec leurs kouchaks [44] en criant: «Attendez, attendez ce qu’on va faire de vous, traîtres au tsar!»

On nous traîna le long des rues. Les habitants sortaient de leurs maisons, offrant le pain et le sel. On sonna les cloches. Tout à coup des cris annoncèrent que le tsar était sur la place, attendant les prisonniers pour recevoir leurs serments. Toute la foule se jeta de ce côté, et nos gardiens nous y traînèrent.

Pougatcheff était assis dans un fauteuil, sur le perron de la maison du commandant. Il était vêtu d’un élégant cafetan cosaque, brodé sur les coutures. Un haut bonnet de martre zibeline, orné de glands d’or, descendait jusque sur ses yeux flamboyants. Sa figure ne me parut pas inconnue. Les chefs cosaques l’entouraient.

Le père Garasim, pale et tremblant, se tenait, la croix à la main, au pied du perron, et semblait le supplier en silence pour les victimes amenées devant lui. Sur la place même, on dressait à la hâte une potence. Quand nous approchâmes, des Bachkirs écartèrent la foule, et l’on nous présenta à Pougatcheff. Le bruit des cloches cessa, et le plus profond silence s’établit. «Qui est le commandant?» demanda l’usurpateur. Notre ouriadnik sortit des groupes et désigna Ivan Kouzmitch. Pougatcheff regarda le vieillard avec une expression terrible et lui dit: «Comment as-tu osé t’opposer à moi, à ton empereur?»

Le commandant, affaibli par sa blessure, rassembla ses dernières forces et répondit d’une voix ferme: «Tu n’es pas mon empereur: tu es un usurpateur et un brigand, vois-tu bien!»

Pougatcheff fronça le sourcil et leva son mouchoir blanc. Aussitôt plusieurs Cosaques saisirent le vieux capitaine et l’entraînèrent au gibet. À cheval sur la traverse, apparut le Bachkir défiguré qu’on avait questionné la veille; il tenait une corde à la main, et je vis un instant après le pauvre Ivan Kouzmitch suspendu en l’air. Alors on amena à Pougatcheff Ivan Ignatiitch.

«Prête serment, lui dit Pougatcheff, à l’empereur Piôtr Fédorovitch [45].

– Tu n’es pas notre empereur, répondit le lieutenant en répétant les paroles de son capitaine; tu es un brigand, mon oncle, et un usurpateur.»

Pougatcheff fit de nouveau le signal du mouchoir, et le bon Ivan Ignatiitch fut pendu auprès de son ancien chef. C’était mon tour. Je fixai hardiment le regard sur Pougatcheff, en m’apprêtant à répéter la réponse de mes généreux camarades. Alors, à ma surprise inexprimable, j’aperçus parmi les rebelles Chvabrine, qui avait eu le temps de se couper les cheveux en rond et d’endosser un cafetan de Cosaque. Il s’approcha de Pougatcheff et lui dit quelques mots à l’oreille. «Qu’on le pende!» dit Pougatcheff sans daigner me jeter un regard. On me passa la corde au cou. Je me mis à réciter à voix basse une prière, en offrant à Dieu un repentir sincère de toutes mes fautes et en le priant de sauver tous ceux qui étaient chers à mon cœur. On m’avait déjà conduit sous le gibet. «Ne crains rien, ne crains rien!» me disaient les assassins, peut-être pour me donner du courage. Tout à coup un cri se fit entendre: «Arrêtez, maudits».

Les bourreaux s’arrêtèrent. Je regarde… Savéliitch était étendu aux pieds de Pougatcheff.

«Ô mon propre père, lui disait mon pauvre menin, qu’as-tu besoin de la mort de cet enfant de seigneur? Laisse-le libre, on t’en donnera une bonne rançon; mais pour l’exemple et pour faire peur aux autres, ordonne qu’on me pende, moi, vieillard.»

Pougatcheff fit un signe; on me délia aussitôt. «Notre père te pardonne», me disaient-ils. Dans ce moment, je ne puis dire que j’étais très heureux de ma délivrance, mais je ne puis dire non plus que je la regrettais. Mes sens étaient trop troublés. On m’amena de nouveau devant l’usurpateur et l’on me fit agenouiller à ses pieds. Pougatcheff me tendit sa main musculeuse: «Baise la main, baise la main!» criait-on autour de moi. Mais j’aurais préféré le plus atroce supplice à un si infâme avilissement.

«Mon père Piôtr Andréitch, me soufflait Savéliitch, qui se tenait derrière moi et me poussait du coude, ne fais pas l’obstiné; qu’est-ce que cela te coûte? Crache et baise la main du bri… Baise-lui la main.»

Je ne bougeai pas. Pougatcheff retira sa main et dit en souriant: «Sa Seigneurie est, à ce qu’il paraît, toute stupide de joie; relevez-le». On me releva, et je restai en liberté. Je regardai alors la continuation de l’infâme comédie.

Les habitants commencèrent à prêter le serment. Ils approchaient l’un après l’autre, baisaient la croix et saluaient l’usurpateur. Puis vint le tour des soldats de la garnison: le tailleur de la compagnie, armé de ses grands ciseaux émoussés, leur coupait les queues. Ils secouaient la tête et approchaient les lèvres de la main de Pougatcheff; celui-ci leur déclara qu’ils étaient pardonnés et reçus dans ses troupes. Tout cela dura près de trois heures. Enfin Pougatcheff se leva de son fauteuil et descendit le perron, suivi par les chefs. On lui amena un cheval blanc richement harnaché. Deux Cosaques le prirent par les bras et l’aidèrent à se mettre en selle. Il annonça au père Garasim qu’il dînerait chez lui. En ce moment retentit un cri de femme. Quelques brigands traînaient sur le perron Vassilissa Iégorovna, échevelée et demi-nue. L’un d’eux s’était déjà vêtu de son mantelet; les autres emportaient les matelas, les coffres, le linge, les services à thé et toutes sortes d’objets.