Je tâchai de lui expliquer le mieux qu’il me fut possible quel était le devoir d’un second. Mais Ivan Ignatiitch était hors d’état de me comprendre.
«Faites à votre guise, dit-il. Si j’avais à me mêler de cette affaire, ce serait pour aller annoncer à Ivan Kouzmitch, selon les règles du service, qu’il se trame dans la forteresse une action criminelle et contraire aux intérêts de la couronne, et faire observer au commandant combien il serait désirable qu’il avisât aux moyens de prendre les mesures nécessaires…»
J’eus peur, et suppliai Ivan Ignatiitch de ne rien dire au commandant. Je parvins à grand’peine à le calmer. Cependant il me donna sa parole de se taire, et je le laissai en repos.
Comme d’habitude, je passai la soirée chez le commandant. Je m’efforçais de paraître calme et gai, pour n’éveiller aucun soupçon et éviter les questions importunes. Mais j’avoue que je n’avais pas le sang-froid dont se vantent les personnes qui se sont trouvées dans la même position. Toute cette soirée, je me sentis disposé à la tendresse, à la sensibilité. Marie Ivanovna me plaisait plus qu’à l’ordinaire. L’idée que je la voyais peut-être pour la dernière fois lui donnait à mes yeux une grâce touchante. Chvabrine entra. Je le pris a part, et l’informai de mon entretien avec Ivan Ignatiitch.
«Pourquoi des seconds? me dit-il sèchement. Nous nous passerons d’eux.»
Nous convînmes de nous battre derrière les tas de foin, le lendemain matin, à six heures. À nous voir causer ainsi amicalement, Ivan Ignatiitch, plein de joie, manqua nous trahir.
«Il y a longtemps que vous eussiez dû faire comme cela, me dit-il d’un air satisfait: mauvaise paix vaut mieux que bonne querelle.
– Quoi? quoi, Ivan Ignatiitch? dit la femme du capitaine, qui faisait une patience dans un coin; je n’ai pas bien entendu.»
Ivan Ignatiitch, qui, voyant sur mon visage des signes de mauvaise humeur, se rappela sa promesse, devint tout confus, et ne sut que répondre. Chvabrine le tira d’embarras.
«Ivan Ignatiitch, dit-il, approuve la paix que nous avons faite.
– Et avec qui, mon petit père, t’es-tu querellé?
– Mais avec Piôtr Andréitch, et jusqu’aux gros mots.
– Pourquoi cela?
– Pour une véritable misère, pour une chansonnette.
– Beau sujet de querelle, une chansonnette! Comment c’est-il arrivé?
– Voici comment. Piôtr Andréitch a composé récemment une chanson, et il s’est mis à me la chanter ce matin. Comme je la trouvais mauvaise, Piôtr Andréitch s’est fâché. Mais ensuite il a réfléchi que chacun est libre de son opinion et tout est dit.»
L’insolence de Chvabrine me mit en fureur; mais nul autre que moi ne comprit ses grossières allusions. Personne au moins ne les releva. Des poésies, la conversation passa aux poètes en général, et le commandant fit l’observation qu’ils étaient tous des débauchés et des ivrognes finis; il me conseilla amicalement de renoncer à la poésie, comme chose contraire au service et ne menant à rien de bon.
La présence de Chvabrine m’était insupportable. Je me hâtai de dire adieu au commandant et à sa famille. En rentrant à la maison, j’examinai mon épée, j’en essayai la pointe, et me couchai après avoir donné l’ordre à Savéliitch de m’éveiller le lendemain à six heures.
Le lendemain, à l’heure indiquée, je me trouvais derrière les meules de foin, attendant mon adversaire. Il ne tarda pas à paraître. «On peut nous surprendre, me dit-il; il faut se hâter.» Nous mîmes bas nos uniformes, et, restés en gilet, nous tirâmes nos épées du fourreau. En ce moment, Ivan Ignatiitch, suivi de cinq invalides, sortit de derrière un tas de foin. Il nous intima l’ordre de nous rendre chez le commandant. Nous obéîmes de mauvaise humeur. Les soldats nous entourèrent, et nous suivîmes Ivan Ignatiitch, qui nous conduisait en triomphe, marchant au pas militaire avec une majestueuse gravité.
Nous entrâmes dans la maison du commandant. Ivan Ignatiitch ouvrit les portes à deux battants, et s’écria avec emphase: «Ils sont pris!».
Vassilissa Iégorovna accourut à notre rencontre:
«Qu’est-ce que cela veut dire? comploter un assassinat dans notre forteresse! Ivan Kouzmitch, mets-les sur-le-champ aux arrêts… Piôtr Andréitch, Alexéi Ivanitch, donnez vos épées, donnez, donnez… Palachka, emporte les épées dans le grenier… Piôtr Andréitch, je n’attendais pas cela de toi; comment n’as-tu pas honte? Alexéi Ivanitch, c’est autre chose; il a été transféré de la garde pour avoir fait périr une âme. Il ne croit pas en Notre-Seigneur. Mais toi, tu veux en faire autant?»
Ivan Kouzmitch approuvait tout ce que disait sa femme, ne cessant de répéter: «Vois-tu bien! Vassilissa Iégorovna dit la vérité; les duels sont formellement défendus par le code militaire.»
Cependant Palachka nous avait pris nos épées et les avait emportées au grenier. Je ne pus m’empêcher de rire; Chvabrine conserva toute sa gravité.
«Malgré tout le respect que j’ai pour vous, dit-il avec sang-froid à la femme du commandant, je ne puis me dispenser de vous faire observer que vous vous donnez une peine inutile en nous soumettant à votre tribunal. Abandonnez ce soin à Ivan Kouzmitch: c’est son affaire.
– Comment, comment, mon petit père! répliqua la femme du commandant. Est-ce que le mari et la femme ne sont pas la même chair et le même esprit? Ivan Kouzmitch, qu’est-ce que tu baguenaudes? Fourre-les à l’instant dans différents coins, au pain et à l’eau, pour que cette bête d’idée leur sorte de la tête. Et que le père Garasim les mette à la pénitence, pour qu’ils demandent pardon à Dieu et aux hommes.»
Ivan Kouzmitch ne savait que faire. Marie Ivanovna était extrêmement pâle. Peu à peu la tempête se calma. La femme du capitaine devint plus accommodante. Elle nous ordonna de nous embrasser l’un l’autre. Palachka nous rapporta nos épées. Nous sortîmes, ayant fait la paix en apparence. Ivan Ignatiitch nous reconduisit.
«Comment n’avez-vous pas eu honte, lui dis-je avec colère, de nous dénoncer au commandant après m’avoir donné votre parole de n’en rien faire?
– Comme Dieu est saint, répondit-il, je n’ai rien dit à Ivan Kouzmitch; c’est Vassilissa Iégorovna qui m’a tout soutiré. C’est elle qui a pris toutes les mesures nécessaires à l’insu du commandant. Du reste, Dieu merci, que ce soit fini comme cela!»
Après cette réponse, il retourna chez lui, et je restai seul avec Chvabrine.
«Notre affaire ne peut pas se terminer ainsi, lui dis-je.
– Certainement, répondit Chvabrine; vous me payerez avec du sang votre impertinence. Mais on va sans doute nous observer; il faut feindre pendant quelques jours. Au revoir.»
Et nous nous séparâmes comme s’il ne se fût rien passé.
De retour chez le commandant, je m’assis, selon mon habitude, près de Marie Ivanovna; son père n’était pas à la maison; sa mère s’occupait du ménage. Nous parlions à demi-voix. Marie Ivanovna me reprochait l’inquiétude que lui avait causée ma querelle avec Chvabrine.
«Le cœur me manqua, me dit-elle, quand on vint nous dire que vous alliez vous battre à l’épée. Comme les hommes sont étranges! pour une parole qu’ils oublieraient la semaine ensuite, ils sont prêts à s’entr’égorger et à sacrifier, non seulement leur vie, mais encore l’honneur et le bonheur de ceux qui… Mais je suis sûre que ce n’est pas vous qui avez commencé la querelle: c’est Alexéi Ivanitch qui a été l’agresseur.