Marie Ivanovna l’interrompit.
«Ne lui parle pas trop, Savéliitch, dit-elle: il est encore bien faible.»
Elle sortit et ferma la porte avec précaution. Je me sentais agité de pensées confuses. J’étais donc dans la maison du commandant, puisque Marie Ivanovna pouvait entrer dans ma chambre! Je voulus interroger Savéliitch; mais le vieillard hocha la tête et se boucha les oreilles. Je fermai les yeux avec mécontentement, et m’endormis bientôt.
En m’éveillant, j’appelai Savéliitch; mais, au lieu de lui, je vis devant moi Maria Ivanovna. Elle me salua de sa douce voix. Je ne puis exprimer la sensation délicieuse qui me pénétra dans ce moment. Je saisis sa main et la serrai avec transport en l’arrosant de mes larmes. Marie ne la retirait pas…, et tout à coup je sentis sur ma joue l’impression humide et brûlante de ses lèvres. Un feu rapide parcourut tout mon être.
«Chère bonne Marie Ivanovna, lui dis-je, soyez ma femme, consentez à mon bonheur.»
Elle reprit sa raison:
«Au non du ciel, calmez-vous, me dit-elle eu ôtant sa main, tous êtes encore en danger; votre blessure peut se rouvrir; ayez soin de vous,… ne fût-ce que pour moi.»
Après ces mots, elle sortit en me laissant au comble du bonheur. Je me sentais revenir à la vie.
Dès cet instant je me sentis mieux d’heure en heure. C’était le barbier du régiment qui me pansait, car il n’y avait pas d’autre médecin dans la forteresse; et grâce à Dieu, il ne faisait pas le docteur. Ma jeunesse et la nature hâtèrent ma guérison. Toute la famille du commandant m’entourait de soins. Marie Ivanovna ne me quittait presque jamais. Il va sans dire que je saisis la première occasion favorable pour continuer ma déclaration interrompue, et, cette fois, Marie m’écouta avec plus de patience. Elle me fit naïvement l’aveu de son affection, et ajouta que ses parents seraient sans doute heureux de son bonheur. «Mais pensez-y bien, me disait-elle; n’y aura-t-il pas d’obstacles de la part des vôtres?»
Ce mot me fit réfléchir. Je ne doutais pas de la tendresse de ma mère; mais, connaissant le caractère et la façon de penser de mon père, je pressentais que mon amitié ne le toucherait pas extrêmement, et qu’il la traiterait de folie de jeunesse. Je l’avouai franchement à Marie Ivanovna; mais néanmoins je résolus d’écrire à mon père aussi éloquemment que possible pour lui demander sa bénédiction. Je montrai ma lettre à Marie Ivanovna, qui la trouva si convaincante et si touchante qu’elle ne douta plus du succès, et s’abandonna aux sentiments de son cœur avec toute la confiance de la jeunesse.
Je fis la paix avec Chvabrine dans les premiers jours de ma convalescence. Ivan Kouzmitch me dit en me reprochant mon dueclass="underline" «Vois-tu bien, Piôtr Andréitch, je devrais à la rigueur te mettre aux arrêts; mais te voilà déjà puni sans cela. Pour Alexéi Ivanich, il est enfermé par mon ordre, et sous bonne garde, dans le magasin à blé, et son épée est sous clef chez Vassilissa Iégorovna. Il aura le temps de réfléchir à son aise et de se repentir.»
J’étais trop content pour garder dans mon cœur le moindre sentiment de rancune. Je me mis à prier pour Chvabrine, et le bon commandant, avec la permission de sa femme, consentit à lui rendre la liberté. Chvabrine vint me voir. Il témoigna un profond regret de tout ce qui était arrivé, avoua que toute la faute était à lui, et me pria d’oublier le passé. Étant de ma nature peu rancunier, je lui pardonnai de bon cœur et notre querelle et ma blessure. Je voyais dans sa calomnie l’irritation de la vanité blessée; je pardonnai donc généreusement à mon rival malheureux.
Je fus bientôt guéri complètement, et pus retourner à mon logis. J’attendais avec impatience la réponse à ma lettre, n’osant pas espérer, mais tâchant d’étouffer en moi de tristes pressentiments. Je ne m’étais pas encore expliqué avec Vassilissa Iégorovna et son mari. Mais ma recherche ne pouvait pas les étonner: ni moi ni Marie ne cachions nos sentiments devant eux, et nous étions assurés d’avance de leur consentement.
Enfin, un beau jour, Savéliitch entra chez moi, une lettre à la main. Je la pris en tremblant. L’adresse était écrite de la main de mon père. Cette vue me prépara à quelque chose de grave, car, d’habitude, c’était ma mère qui m’écrivait, et lui ne faisait qu’ajouter quelques lignes à la fin. Longtemps je ne pus me décider à rompre le cachet; je relisais la suscription solennelle: «À mon fils Piôtr Andréitch Grineff, gouvernement d’Orenbourg, forteresse de Bélogorsk». Je tâchais de découvrir, à l’écriture de mon père, dans quelle disposition d’esprit il avait écrit la lettre. Enfin je me décidai à décacheter, et dès les premières lignes je vis que toute l’affaire était au diable. Voici le contenu de cette lettre:
«Mon fils Piôtr, nous avons reçu le 15 de ce mois la lettre dans laquelle tu nous demandes notre bénédiction paternelle et notre consentement à ton mariage avec Marie Ivanovna, fille Mironoff [37]. Et non seulement je n’ai pas l’intention de te donner ni ma bénédiction ni mon consentement, mais encore j’ai l’intention d’arriver jusqu’à toi et de te bien punir pour tes sottises comme un petit garçon, malgré ton rang d’officier, parce que tu as prouvé que tu n’es pas digne de porter l’épée qui t’a été remise pour la défense de la patrie, et non pour te battre en duel avec des fous de ton espèce. Je vais écrire à l’instant même à André Carlovitch pour le prier de te transférer de la forteresse de Bélogorsk dans quelque endroit encore plus éloigné afin de faire passer ta folie. En apprenant ton duel et ta blessure, ta mère est tombée malade de douleur, et maintenant encore elle est alitée. Qu’adviendra-t-il de toi? Je prie Dieu qu’il te corrige, quoique je n’ose pas avoir confiance en sa bonté.
«Ton père,
«A. G.»
La lecture de cette lettre éveilla en moi des sentiments divers. Les dures expressions que mon père ne m’avait pas ménagées me blessaient profondément; le dédain avec lequel il traitait Marie Ivanovna me semblait aussi injuste que malséant; enfin l’idée d’être renvoyé hors de la forteresse de Bélogorsk m’épouvantait. Mais j’étais surtout chagriné de la maladie de ma mère. J’étais indigné contre Savéliitch, ne doutant pas que ce ne fût lui qui avait fait connaître mon duel à mes parents. Après avoir marché quelque temps en long et en large dans ma petite chambre, je m’arrêtai brusquement devant lui, et lui dis avec colère: «Il paraît qu’il ne t’a pas suffi que, grâce à toi, j’aie été blessé et tout au moins au bord de la tombe; tu veux aussi tuer ma mère».
Savéliitch resta immobile comme si la foudre l’avait frappé.
«Aie pitié de moi, seigneur, s’écria-t-il presque en sanglotant; qu’est-ce que tu daignes me dire? C’est moi qui suis la cause que tu as été blessé? Mais Dieu voit que je courais mettre ma poitrine devant toi pour recevoir l’épée d’Alexéi Ivanitch. La vieillesse maudite m’en a seule empêché. Qu’ai-je donc fait à ta mère?
– Ce que tu as fait? répondis-je. Qui est-ce qui t’a chargé d’écrire une dénonciation contre moi? Est-ce qu’on t’a mis à mon service pour être mon espion?