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Je ne m’arrêterai pas au récit des événements de la guerre. Seulement je dirai que les calamités furent portées au comble. Les gentilshommes se cachaient dans les bois; l’autorité n’avait plus de force nulle part; les chefs des détachements isolés punissaient ou faisaient grâce sans rendre compte de leur conduite. Tout ce vaste et beau pays était mis à feu et à sang. Que Dieu ne nous fasse plus voir une révolte aussi insensée et aussi impitoyable!

Enfin Pougatcheff fut battu par Michelson et contraint à fuir de nouveau. Zourine reçut, bientôt après, la nouvelle de la prise du bandit et l’ordre de s’arrêter. La guerre était finie. Il m’était donc enfin possible de retourner chez mes parents. L’idée de les embrasser et de revoir Marie, dont je n’avais aucune nouvelle, me remplissait de joie. Je sautais comme un enfant. Zourine riait et me disait en haussant les épaules: «Attends, attends que tu sois marié; tu verras que tout ira au diable».

Et cependant, je dois en convenir, un sentiment étrange empoisonnait ma joie. Le souvenir de cet homme couvert du sang de tant de victimes innocentes et l’idée du supplice qui l’attendait ne me laissaient pas de repos. «Iéméla [62], Iéméla, me disais-je avec dépit, pourquoi ne t’es-tu pas jeté sur les baïonnettes ou offert aux coups de la mitraille? C’est ce que tu avais de mieux à faire [63]

Cependant Zourine me donna un congé. Quelques jours plus tard, j’allais me trouver au milieu de ma famille, lorsqu’un coup de tonnerre imprévu vint me frapper.

Le jour de mon départ, au moment où j’allais me mettre en route, Zourine entra dans ma chambre, tenant un papier à la main et d’un air souc ieux. Je sentis une piqûre au cœur; j’eus peur sans savoir de quoi. Le major fit sortir mon domestique et m’annonça qu’il avait à me parler.

«Qu’y a-t-il? demandai-je avec inquiétude.

– Un petit désagrément, répondit-il en me tendant son papier. Lis ce que je viens de recevoir.»

C’était un ordre secret adressé à tous les chefs de détachements d’avoir à m’arrêter partout où je me trouverais, et de m’envoyer sous bonne garde à Khasan devant la commission d’enquête créée pour instruire contre Pougatcheff et ses complices. Le papier me tomba des mains.

«Allons, dit Zourine, mon devoir est d’exécuter l’ordre. Probablement que le bruit de tes voyages faits dans l’intimité de Pougatcheff est parvenu jusqu’à l’autorité. J’espère bien que l’affaire n’aura pas de mauvaises suites, et que tu te justifieras devant la commission. Ne te laisse point abattre et pars à l’instant.»

Ma conscience était tranquille; mais l’idée que notre réunion était reculée pour quelques mois encore me serrait le cœur. Après avoir reçu les adieux affectueux de Zourine, je montai dans ma téléga[64], deux hussards s’assirent à mes côtés, le sabre nu, et nous prîmes la route de Khasan.

CHAPITRE XIV LE JUGEMENT

Je ne doutais pas que la cause de mon arrestation ne fut mon éloignement sans permission d’Orenbourg. Je pouvais donc aisément me disculper, car, non seulement on ne nous avait pas défendu de faire des sorties contre l’ennemi, mais on nous y encourageait. Cependant mes relations amicales avec Pougatcheff semblaient être prouvées par une foule de témoins et devaient paraître au moins suspectes. Pendant tout le trajet je pensais aux interrogatoires que j’allais subir et arrangeais mentalement mes réponses. Je me décidai à déclarer devant les juges la vérité toute pure et tout entière, bien convaincu que c’était à la fois le moyen le plus simple et le plus sûr de me justifier.

J’arrivai à Khasan, malheureuse ville que je trouvai dévastée et presque réduite en cendres. Le long des rues, à la place des maisons, se voyaient des amas de matières calcinées et des murailles sans fenêtres ni toitures. Voilà la trace que Pougatcheff y avait laissée. On m’amena à la forteresse, qui était restée, intacte, et les hussards mes gardiens me remirent entre les mains de l’officier de garde. Celui-ci fit appeler un maréchal ferrant qui me mit les fers aux pieds en les rivant à froid. De là, on me conduisit dans le bâtiment de la prison, où je restai seul dans un étroit et sombre cachot qui n’avait que les quatre murs et une petite lucarne garnie de barres de fer.

Un pareil début ne présageait rien de bon. Cependant je ne perdis ni mon courage ni l’espérance. J’eus recours à la consolation de tous ceux qui souffrent, et, après avoir goûté pour la première fois la douceur d’une prière élancée d’un cœur innocent et plein d’angoisses, je m’endormis paisiblement, sans penser à ce qui adviendrait de moi.

Le lendemain, le geôlier vint m’éveiller en m’annonçant que la commission me mandait devant elle. Deux soldats me conduisirent, à travers une cour, à la demeure du commandant, s’arrêtèrent dans l’antichambre et me laissèrent gagner seul les appartements intérieurs.

J’entrai dans un salon assez vaste. Derrière la table, couverte de papiers, se tenaient deux personnages, un général avancé en âge, d’un aspect froid et sévère, et un jeune officier aux gardes, ayant au plus une trentaine d’années, d’un extérieur agréable et dégagé; près de la fenêtre, devant une autre table, était assis un secrétaire, la plume sur l’oreille et courbé sur le papier, prêt à inscrire mes dépositions.

L’interrogatoire commença. On me demanda mon nom et mon état. Le général s’informa si je n’étais pas le fils d’André Pétrovitch Grineff, et, sur ma réponse affirmative, il s’écria sévèrement: «C’est bien dommage qu’un homme si honorable ait un fils tellement indigne de lui!»

Je répondis avec calme que, quelles que fussent les inculpations qui pesaient sur moi, j’espérais les dissiper sans peine par un aveu sincère de la vérité. Mon assurance lui déplut.

«Tu es un hardi compère, me dit-il en fronçant le sourcil; mais nous en avons vu bien d’autres.»

Alors le jeune officier me demanda par quel hasard et à quelle époque j’étais entre au service de Pougatcheff, et à quelles sortes d’affaires il m’avait employé.

Je répondis avec, indignation qu’étant officier et gentilhomme, je n’avais pu me mettre au service de Pougatcheff, et qu’il ne m’avait chargé d’aucune sorte d’affaires.

«Comment donc s’est-il fait, reprit mon juge, que l’officier et le gentilhomme ait été seul gracié par l’usurpateur, pendant que tous ses camarades étaient lâchement assassinés? Comment, s’est-il fait que le même officier et gentilhomme ait pu vivre en fête et amicalement avec les rebelles, et recevoir du scélérat en chef des cadeaux consistant en une pelisse, un cheval et un demi-rouble? D’où provient une si étrange intimité? et sur quoi peut-elle être fondée, si ce n’est sur la trahison, ou tout au moins sur une lâcheté criminelle et impardonnable?»