– Mais où avancer? répondit-il en descendant du traîneau. Dieu seul sait où nous sommes maintenant. Il n’y a plus de chemin et tout est sombre.»
Je me mis à le gronder, mais Savéliitch prit sa défense.
«Pourquoi ne l’avoir pas écouté? me dit-il avec colère. Tu serais retourné au relais; tu aurais pris du thé; tu aurais dormi jusqu’au matin; l’orage se serait calmé et nous serions partis. Et pourquoi tant de hâte? Si c’était pour aller se marier, passe.»
Savéliitch avait raison. Qu’y avait-il à faire? La neige continuait de tomber; un amas se formait autour de la kibitka. Les chevaux se tenaient immobiles, la tête baissée, et tressaillaient de temps en temps. Le cocher marchait autour d’eux, rajustant leur harnais, comme s’il n’eût eu autre chose à faire. Savéliitch grondait. Je regardais de tous côtés, dans l’espérance d’apercevoir quelque indice d’habitation ou de chemin; mais je ne pouvais voir que le tourbillonnement confus du chasse-neige… Tout à coup je crus distinguer quelque chose de noir.
«Holà! cocher, m’écriai-je, qu’y a-t-il de noir là-bas?»
Le cocher se mit à regarder attentivement du coté que j’indiquais.
«Dieu le sait, seigneur, me répondit-il en reprenant son siège; ce n’est pas un arbre, et il me semble que cela se meut. Ce doit être un loup ou un homme.»
Je lui donnai l’ordre de se diriger sur l’objet inconnu, qui vint aussi à notre rencontre. En deux minutes nous étions arrivés sur la même ligne, et je reconnus un homme.
«Holà! brave homme, lui cria le cocher; dis-nous, ne sais-tu pas le chemin?
– Le chemin est ici, répondit le passant; je suis sur un endroit dur. Mais à quoi diable cela sert-il?
– Écoute, mon petit paysan, lui dis-je; est-ce que tu connais cette contrée? Peux-tu nous conduire jusqu’à un gîte pour y passer la nuit?
– Cette contrée? Dieu merci, repartit le passant, je l’ai parcourue à pied et en voiture, en long et en large. Mais vois quel temps? Tout de suite on perd la route. Mieux vaut s’arrêter ici et attendre; peut-être l’ouragan cessera. Et le ciel sera serein, et nous trouverons le chemin avec les étoiles.»
Son sang-froid me donna du courage. Je m’étais déjà décidé, en m’abandonnant à la grâce de Dieu, à passer la nuit dans la steppe, lorsque tout à coup le passant s’assit sur le banc qui faisait le siège du cocher: «Grâce à Dieu, dit-il à celui-ci, une habitation n’est pas loin. Tourne à droite et marche.
– Pourquoi irais-je à droite? répondit mon cocher avec humeur. Où vois-tu le chemin? Alors il faut dire: chevaux à autrui, harnais aussi, fouette sans répit.»
Le cocher me semblait avoir raison. «En effet, dis-je au nouveau venu, pourquoi crois-tu qu’une habitation n’est pas loin?
– Le vent a soufflé de là, répondit-il, et j’ai senti une odeur de fumée, preuve qu’une habitation est proche.»
Sa sagacité et la finesse de son odorat me remplirent d’étonnement. J’ordonnai au cocher d’aller où l’autre voulait. Les chevaux marchaient lourdement dans la neige profonde. La kibitka s’avançait avec lenteur, tantôt soulevée sur un amas, tantôt précipitée dans une fosse et se balançant de côté et d’autre. Cela ressemblait beaucoup aux mouvements d’une barque sur la mer agitée. Savéliitch poussait des gémissements profonds, en tombant à chaque instant sur moi. Je baissai la tsinovka [14], je m’enveloppai dans ma pelisse et m’endormis, bercé par le chant de la tempête et le roulis du traîneau. J’eus alors un songe que je n’ai plus oublié et dans lequel je vois encore quelque chose de prophétique, en me rappelant les étranges aventures de ma vie. Le lecteur m’excusera si je le lui raconte, car il sait sans doute par sa propre expérience combien il est naturel à l’homme de s’abandonner à la superstition, malgré tout le mépris qu’on affiche pour elle.
J’étais dans cette disposition de l’âme où la réalité commence à se perdre dans la fantaisie, aux premières visions incertaines de l’assoupissement. Il me semblait que le bourane continuait toujours et que nous errions sur le désert de neige. Tout à coup je crus voir une porte cochère, et nous entrâmes dans la cour de notre maison seigneuriale.
Ma première idée fut la peur que mon père ne se fâchât de mon retour involontaire sous le toit de la famille, et ne l’attribuât à une désobéissance calculée. Inquiet, je sors de ma kibitka, et je vois ma mère venir à ma rencontre avec un air de profonde tristesse. «Ne fais pas de bruit, me dit-elle; ton père est à l’agonie et désire te dire adieu.» Frappé d’effroi, j’entre à sa suite dans la chambre à coucher. Je regarde; l’appartement est à peine éclairé. Près du lit se tiennent des gens à la figure triste et abattue. Je m’approche sur la pointe du pied. Ma mère soulève le rideau et dit: «André Pétrovitch, Pétroucha est de retour; il est revenu en apprenant ta maladie. Donne-lui ta bénédiction.» Je me mets à genoux et j’attache mes regards sur le mourant. Mais quoi! au lieu de mon père, j’aperçois dans le lit un paysan à barbe noire, qui me regarde d’un air de gaieté. Plein de surprise, je me tourne vers ma mère: «Qu’est-ce que cela veut dire? m’écriai-je; ce n’est pas mon père. Pourquoi veux-tu que je demande sa bénédiction à ce paysan? – C’est la même chose, Pétroucha, répondit ma mère; celui-là est ton père assis[15]; baise-lui la main et qu’il te bénisse.» Je ne voulais pas y consentir. Alors le paysan s’élança du lit, tira vivement sa hache de sa ceinture et se mit à la brandir en tous sens. Je voulus m’enfuir, mais je ne le pus pas. La chambre se remplissait de cadavres. Je trébuchais contre eux; mes pieds glissaient dans des mares de sang. Le terrible paysan m’appelait avec douceur en me disant: «Ne crains rien, approche, viens que je te bénisse». L’effroi et la stupeur s’étaient emparés de moi…
En ce moment je m’éveillai. Les chevaux étaient arrêtés; Savéliitch me tenait par la main.
«Sors, seigneur, me dit-il, nous sommes arrivés.
– Où sommes-nous arrivés? demandai-je en me frottant les yeux.
– Au gîte; Dieu nous est venu en aide; nous sommes tombés droit sur la haie de la maison. Sors, seigneur, plus vite, et viens te réchauffer.»
Je quittai la kibitka. Le bourane durait encore, mais avec une moindre violence. Il faisait si noir qu’on pouvait, comme on dit, se crever l’œil. L’hôte nous reçut près de la porte d’entrée, en tenant une lanterne sous le pan de son cafetan, et nous introduisit dans une chambre petite, mais assez propre. Une loutchina[16] l’éclairait. Au milieu étaient suspendues une longue carabine et un haut bonnet de Cosaque.
Notre hôte, Cosaque du Iaïk [17], était un paysan d’une soixantaine d’années, encore frais et vert. Savéliitch apporta la cassette à thé, et demanda du feu pour me faire quelques tasses, dont je n’avais jamais en plus grand besoin. L’hôte se hâta de le servir.