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Je répondis que c’était par ordre de l’autorité.

«Probablement pour des actions peu séantes à un officier de la garde? reprit l’infatigable questionneur.

– Veux-tu bien cesser de dire des bêtises? lui dit la femme du capitaine. Tu vois bien que ce jeune homme est fatigué de la route. Il a autre chose à faire que de te répondre. Tiens mieux tes mains. Et toi, mon petit père, continua-t-elle en se tournant vers moi, ne t’afflige pas trop de ce qu’on t’ait fourré dans notre bicoque; tu n’es pas le premier, tu ne seras pas le dernier. On souffre, mais on s’habitue. Tenez, Chvabrine, Alexéi Ivanitch [28], il y a déjà quatre ans qu’on l’a transféré chez nous pour un meurtre. Dieu sait quel malheur lui était arrivé. Voilà qu’un jour il est sorti de la ville avec un lieutenant; et ils avaient pris des épées, et ils se mirent à se piquer l’un l’autre, et Alexéi Ivanitch a tué le lieutenant, et encore devant deux témoins. Que veux-tu! contre le malheur il n’y a pas de maître.»

En ce moment entre l’ouriadnik, jeune et beau Cosaque. «Maximitch, lui dit la femme du capitaine, donne un logement à monsieur l’officier, et propre.

– J’obéis, Vassilissa Iégorovna [29], répondit l’ouriadnik Ne faut-il pas mettre Sa Seigneurie chez Ivan Poléjaïeff?

– Tu radotes, Maximitch, répliqua la commandante; Poléjaïeff est déjà logé très à l’étroit; et puis c’est mon compère; et puis il n’oublie pas que nous sommes ses chefs. Conduis monsieur l’officier… Comment est votre nom, mon petit père?

– Piôtr Andréitch.

– Conduis Piôtr Andréitch chez Siméon Kouzoff. Le coquin a laissé entrer son cheval dans mon potager. Est-ce que tout est en ordre, Maximitch?

– Grâce à Dieu, tout est tranquille, répondit le Cosaque; il n’y a que le caporal Prokoroff qui s’est battu au bain avec la femme Oustinia Pégoulina pour un seau d’eau chaude.

– Ivan Ignatiitch [30], dit la femme du capitaine au petit vieillard borgne, juge entre Prokoroff et Oustinia qui est fautif, et punis-les tous deux.

– C’est bon, Maximitch, va-t’en avec Dieu.

– Piôtr Andréitch, Maximitch vous conduira à votre logement.»

Je pris congé; l’ouriadnik me conduisit à une isba qui se trouvait sur le bord escarpé de la rivière, tout au bout de la forteresse. La moitié de l’isba était occupée par la famille de Siméon Kouzoff, l’autre me fut abandonnée. Cette moitié se composait d’une chambre assez propre, coupée en deux par une cloison. Savéliitch commença à s’y installer, et moi, je regardai par l’étroite fenêtre. Je voyais devant moi s’étendre une steppe nue et triste; sur le côté s’élevaient des cabanes. Quelques poules erraient dans la rue. Une vieille femme, debout sur le perron et tenant une auge à la main, appelait des cochons qui lui répondaient par un grognement amical. Et voilà dans quelle contrée j’étais condamné à passer ma jeunesse!… Une tristesse amère me saisit; je quittai la fenêtre et me couchai sans souper, malgré les exhortations de Savéliitch, qui ne cessait de répéter avec angoisse: «Ô Seigneur Dieu! il ne daigne rien manger. Que dirait ma maîtresse si l’enfant allait tomber malade?»

Le lendemain, à peine avais-je commencé de m’habiller, que la porte de ma chambre s’ouvrit. Il entra un jeune officier, de petite taille, de traits peu réguliers, mais dont la figure basanée avait une vivacité remarquable.

«Pardonnez-moi, me dit-il en français, si je viens ainsi sans cérémonie faire votre connaissance. J’ai appris hier votre arrivée, et le désir de voir enfin une figure humaine s’est tellement emparé de moi que je n’ai pu y résister plus longtemps. Vous comprendrez cela quand vous aurez vécu ici quelque temps.»

Je devinai sans peine que c’était l’officier renvoyé de la garde pour l’affaire du duel. Nous fîmes connaissance. Chvabrine avait beaucoup d’esprit. Sa conversation était animée, intéressante. Il me dépeignit avec beaucoup de verve et de gaieté la famille du commandant, sa société et en général toute la contrée où le sort m’avait jeté. Je riais de bon cœur, lorsque ce même invalide, que j’avais vu rapiécer son uniforme dans l’antichambre du capitaine, entra et m’invita à dîner de la part de Vassilissa Iégorovna. Chvabrine déclara qu’il m’accompagnait.

En nous approchant de la maison du commandant, nous vîmes sur la place une vingtaine de petits vieux invalides, avec de longues queues et des chapeaux à trois cornes. Ils étaient rangés en ligne de bataille. Devant eux se tenait le commandant, vieillard encore vert et de haute taille, en robe de chambre et en bonnet de coton. Dès qu’il nous aperçut, il s’approcha de nous, me dit quelques mots affables, et se remit à commander l’exercice. Nous allions nous arrêter pour voir les manœuvres, mais il nous pria d’aller sur-le-champ chez Vassilissa Iégorovna, promettant qu’il nous rejoindrait aussitôt. «Ici, nous dit-il, vous n’avez vraiment rien à voir.»

Vassilissa Iégorovna nous reçut avec simplicité et bonhomie, et me traita comme si elle m’eût dès longtemps connu. L’invalide et Palachka mettaient la nappe.

«Qu’est-ce qu’a donc aujourd’hui mon Ivan Kouzmitch à instruire si longtemps ses troupes? dit la femme du commandant. Palachka, va le chercher pour dîner. Mais où est donc Macha [31]

À peine avait-elle prononcé ce nom, qu’entra dans la chambre une jeune fille de seize ans, au visage rond, vermeil, ayant les cheveux lissés en bandeau et retenus derrière ses oreilles que rougissaient la pudeur et l’embarras. Elle ne me plut pas extrêmement au premier coup d’œil; je la regardai avec prévention. Chvabrine m’avait dépeint Marie, la fille du capitaine, sous les traits d’une sotte. Marie Ivanovna alla s’asseoir dans un coin et se mit à coudre. Cependant on avait apporté le chtchi[32]. Vassilissa Iégorovna, ne voyant pas revenir son mari, envoya pour la seconde fois Palachka l’appeler.

«Dis au maître que les visites attendent; le chtchi se refroidit. Grâce à Dieu, l’exercice ne s’en ira pas, il aura tout le temps de s’égosiller à son aise.»

Le capitaine apparut bientôt, accompagné du petit vieillard borgne.

«Qu’est-ce que cela, mon petit père? lui dit sa femme. La table est servie depuis longtemps, et l’on ne peut pas te faire venir.

– Vois-tu bien, Vassilissa Iégorovna, répondit Ivan Kouzmitch, j’étais occupé de mon service, j’instruisais mes petits soldats.

– Va, va, reprit-elle, ce n’est qu’une vanterie. Le service ne leur va pas, et toi tu n’y comprends rien. Tu aurais dû rester à la maison, à prier le bon Dieu; ça t’irait bien mieux. Mes chers convives, à table, je vous prie.»

Nous prîmes place pour dîner. Vassilissa Iégorovna ne se taisait pas un moment et m’accablait de questions; qui étaient mes parents, s’ils étaient en vie, où ils demeuraient, quelle était leur fortune? Quand elle sut que mon père avait trois cents paysans: