«Voyez-vous! s’écria-t-elle, y a-t-il des gens riches dans ce monde! Et nous, mon petit père, en fait d’âmes[33], nous n’avons que la servante Palachka. Eh bien, grâce à Dieu, nous vivons petit à petit. Nous n’avons qu’un souci, c’est Macha, une fille qu’il faut marier. Et quelle dot a-t-elle? Un peigne et quatre sous vaillant pour se baigner deux fois par an. Pourvu qu’elle trouve quelque brave homme! sinon, la voilà éternellement fille.»
Je jetai un coup d’œil sur Marie Ivanovna; elle était devenue toute rouge, et des larmes roulèrent jusque sur son assiette. J’eus pitié d’elle, et je m’empressai de changer de conversation.
«J’ai ouï dire, m’écriai-je avec assez d’à-propos, que les Bachkirs ont l’intention d’attaquer votre forteresse.
– Qui t’a dit cela, mon petit père? reprit Ivan Kouzmitch.
– Je l’ai entendu dire à Orenbourg, répondis-je.
– Folies que tout cela, dit le commandant; nous n’en avons pas entendu depuis longtemps le moindre mot. Les Bachkirs sont un peuple intimidé, et les Kirghises aussi ont reçu de bonnes leçons. Ils n’oseront pas s’attaquer à nous, et s’ils s’en avisent, je leur imprimerai une telle terreur, qu’ils ne remueront plus de dix ans.
– Et vous ne craignez pas, continuai-je en m’adressant à la femme du capitaine, de rester dans une forteresse exposée à de tels dangers?
– Affaire d’habitude, mon petit père, reprit-elle. Il y a de cela vingt ans, quand on nous transféra du régiment ici, tu ne saurais croire comme j’avais peur de ces maudits païens. S’il m’arrivait parfois de voir leur bonnet à poil, si j’entendais leurs hurlements, crois bien, mon petit père, que mon cœur se resserrait à mourir. Et maintenant j’y suis si bien habituée, que je ne bougerais pas de ma place quand on viendrait me dire que les brigands rôdent autour de la forteresse.
– Vassilissa Iégorovna est une dame très brave, observa gravement Chvabrine; Ivan Kouzmitch en sait quelque chose.
– Mais oui, vois-tu bien! dit Ivan Kouzmitch, elle n’est pas de la douzaine des poltrons.
– Et Marie Ivanovna, demandai-je à sa mère, est-elle aussi hardie que vous?
– Macha! répondit la dame; non, Macha est une poltronne. Jusqu’à présent elle n’a pu entendre le bruit d’un coup de fusil sans trembler de tous ses membres. Il y a de cela deux ans, quand Ivan Kouzmitch s’imagina, le jour de ma fête, de faire tirer son canon, elle eut si peur, le pauvre pigeonneau, qu’elle manqua de s’en aller dans l’autre monde. Depuis ce jour-là, nous n’avons plus tiré ce maudit canon.»
Nous nous levâmes de table; le capitaine et sa femme allèrent dormir la sieste, et j’allai chez Chvabrine, où nous passâmes ensemble la soirée.
CHAPITRE IV LE DUEL
Il se passa plusieurs semaines, pendant lesquelles ma vie dans la forteresse de Bélogorsk devint non seulement supportable, mais agréable même. J’étais reçu comme un membre de la famille dans la maison du commandant. Le mari et la femme étaient d’excellentes gens. Ivan Kouzmitch, qui d’enfant de troupe était parvenu au rang d’officier, était un homme tout simple et sans éducation, mais bon et loyal. Sa femme le menait, ce qui, du reste, convenait fort à sa paresse naturelle. Vassilissa Iégorovna dirigeait les affaires du service comme celles de son ménage, et commandait dans toute la forteresse comme dans sa maison. Marie Ivanovna cessa bientôt de se montrer sauvage. Nous fîmes plus ample connaissance. Je trouvai en elle une fille pleine de cœur et de raison, Peu à peu je m’attachai à cette bonne famille, même à Ivan Ignatiitch, le lieutenant borgne.
Je devins officier. Mon service ne me pesait guère. Dans cette forteresse bénie de Dieu, il n’y avait ni exercice à faire, ni garde à monter, ni revue à passer. Le commandant instruisait quelquefois ses soldats pour son propre plaisir. Mais il n’était pas encore parvenu à leur apprendre quel était le côté droit, quel était le côté gauche. Chvabrine avait quelques livres français; je me mis à lire, et le goût de la littérature s’éveilla en moi. Le matin je lisais, et je m’essayais à des traductions, quelquefois même à des compositions en vers. Je dînais presque chaque jour chez le commandant, où je passais d’habitude le reste de la journée. Le soir, le père Garasim y venait accompagné de sa femme Akoulina, qui était la plus forte commère des environs. Il va sans dire que chaque jour nous nous voyions, Chvabrine et moi. Cependant d’heure en heure sa conversation me devenait moins agréable. Ses perpétuelles plaisanteries sur la famille du commandant, et surtout ses remarques piquantes sur le compte de Marie Ivanovna, me déplaisaient fort. Je n’avais pas d’autre société que cette famille dans la forteresse, mais je n’en désirais pas d’autre.
Malgré toutes les prophéties, les Bachkirs ne se révoltaient pas. La tranquillité régnait autour de notre forteresse. Mais cette paix fut troublée subitement par une guerre intestine.
J’ai déjà dit que je m’occupais un peu de littérature. Mes essais étaient passables pour l’époque, et Soumarokoff [34] lui-même leur rendit justice bien des années plus tard. Un jour, il m’arriva d’écrire une petite chanson dont je fus satisfait. On sait que, sous prétexte de demander des conseils, les auteurs cherchent volontiers un auditeur bénévole; je copiai ma petite chanson, et la portai à Chvabrine, qui seul, dans la forteresse, pouvait apprécier une œuvre poétique.
Après un court préambule, je tirai de ma poche mon feuillet, et lui lus les vers suivants [35]:
«Hélas! en fuyant Macha, j’espère recouvrer ma liberté!
«Mais les yeux qui m’ont fait prisonnier sont toujours devant moi.
«Toi qui sais mes malheurs, Macha, en me voyant dans cet état cruel, prends pitié de ton prisonnier.»
«Comment trouves-tu cela?» dis-je à Chvabrine, attendant une louange comme un tribut qui m’était dû.
Mais, à mon grand mécontentement, Chvabrine, qui d’ordinaire montrait de la complaisance, me déclara net que ma chanson ne valait rien.
«Pourquoi cela? lui demandai-je en m’efforçant de cacher mon humeur.
– Parce que de pareils vers, me répondit-il, sont dignes de mon maître Trédiakofski [36].»
Il prit le feuillet de mes mains, et se mit à analyser impitoyablement chaque vers, chaque mot, en me déchirant de la façon la plus maligne. Cela dépassa mes forces; je lui arrachai le feuillet des mains, je lui déclarai que, de ma vie, je ne lui montrerais aucune de mes compositions. Chvabrine ne se moqua pas moins de cette menace.
«Voyons, me dit-il, si tu seras en état de tenir ta parole; les poètes ont besoin d’un auditeur, comme Ivan Kouzmitch d’un carafon d’eau-de-vie avant dîner. Et qui est cette Macha? Ne serait-ce pas Marie Ivanovna?