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– Ce n’est pas ton affaire, répondis-je en fronçant le sourcil, de savoir quelle est cette Macha. Je ne veux ni de tes avis ni de tes suppositions.

– Oh! oh! poète vaniteux, continua Chvabrine en me piquant de plus en plus. Écoute un conseil d’ami: Macha n’est pas digne de devenir ta femme.

– Tu mens, misérable! lui criai-je avec fureur, tu mens comme un effronté!»

Chvabrine changea de visage.

«Cela ne se passera pas ainsi, me dit-il en me serrant la main fortement; vous me donnerez satisfaction.

– Bien, quand tu voudras!» répondis-je avec joie, car dans ce moment j’étais prêt à le déchirer.

Je courus à l’instant chez Ivan Ignatiitch, que je trouvai une aiguille à la main. D’après l’ordre de la femme de commandant, il enfilait des champignons qui devaient sécher pour l’hiver.

«Ah! Piôtr Andréitch, me dit-il en m’apercevant, soyez le bienvenu. Pour quelle affaire Dieu vous a-t-il conduit ici? oserais-je vous demander.»

Je lui déclarai en peu de mots que je m’étais pris de querelle avec Alexéi Ivanitch, et que je le priais, lui, Ivan Ignatiitch, d’être mon second. Ivan Ignatiitch m’écouta jusqu’au bout avec une grande attention, en écarquillant son œil unique.

«Vous daignez dire, me dit-il, que vous voulez tuer Alexéi Ivanitch, et que j’en suis témoin? c’est là ce que vous voulez dire? oserais-je vous demander.

– Précisément.

– Mais, mon Dieu! Piôtr Andréitch, quelle folie avez-vous en tête? Vous vous êtes dit des injures avec Alexéi Ivanitch; eh bien, la belle affaire! une injure ne se pend pas au cou. Il vous a dit des sottises, dites-lui des impertinences; il vous donnera une tape, rendez-lui un soufflet; lui un second, vous un troisième; et puis allez chacun de votre côté. Dans la suite, nous vous ferons faire la paix. Tandis que maintenant… Est-ce une bonne action de tuer son prochain? oserais-je vous demander. Encore si c’était vous qui dussiez le tuer! que Dieu soit avec lui, car je ne l’aime guère. Mais, si c’est lui qui vous perfore, vous aurez fait un beau coup. Qui est-ce qui payera les pots cassés? oserais-je vous demander.»

Les raisonnements du prudent officier ne m’ébranlèrent pas. Je restai ferme dans ma résolution.

«Comme vous voudrez, dit Ivan Ignatiitch, faites ce qui vous plaira; mais à quoi bon serai-je témoin de votre duel? Des gens se battent; qu’y a-t-il là d’extraordinaire? oserais-je vous demander. Grâce à Dieu, j’ai approché de près les Suédois et les Turcs, et j’en ai vu de toutes les couleurs.»

Je tâchai de lui expliquer le mieux qu’il me fut possible quel était le devoir d’un second. Mais Ivan Ignatiitch était hors d’état de me comprendre.

«Faites à votre guise, dit-il. Si j’avais à me mêler de cette affaire, ce serait pour aller annoncer à Ivan Kouzmitch, selon les règles du service, qu’il se trame dans la forteresse une action criminelle et contraire aux intérêts de la couronne, et faire observer au commandant combien il serait désirable qu’il avisât aux moyens de prendre les mesures nécessaires…»

J’eus peur, et suppliai Ivan Ignatiitch de ne rien dire au commandant. Je parvins à grand’peine à le calmer. Cependant il me donna sa parole de se taire, et je le laissai en repos.

Comme d’habitude, je passai la soirée chez le commandant. Je m’efforçais de paraître calme et gai, pour n’éveiller aucun soupçon et éviter les questions importunes. Mais j’avoue que je n’avais pas le sang-froid dont se vantent les personnes qui se sont trouvées dans la même position. Toute cette soirée, je me sentis disposé à la tendresse, à la sensibilité. Marie Ivanovna me plaisait plus qu’à l’ordinaire. L’idée que je la voyais peut-être pour la dernière fois lui donnait à mes yeux une grâce touchante. Chvabrine entra. Je le pris a part, et l’informai de mon entretien avec Ivan Ignatiitch.

«Pourquoi des seconds? me dit-il sèchement. Nous nous passerons d’eux.»

Nous convînmes de nous battre derrière les tas de foin, le lendemain matin, à six heures. À nous voir causer ainsi amicalement, Ivan Ignatiitch, plein de joie, manqua nous trahir.

«Il y a longtemps que vous eussiez dû faire comme cela, me dit-il d’un air satisfait: mauvaise paix vaut mieux que bonne querelle.

– Quoi? quoi, Ivan Ignatiitch? dit la femme du capitaine, qui faisait une patience dans un coin; je n’ai pas bien entendu.»

Ivan Ignatiitch, qui, voyant sur mon visage des signes de mauvaise humeur, se rappela sa promesse, devint tout confus, et ne sut que répondre. Chvabrine le tira d’embarras.

«Ivan Ignatiitch, dit-il, approuve la paix que nous avons faite.

– Et avec qui, mon petit père, t’es-tu querellé?

– Mais avec Piôtr Andréitch, et jusqu’aux gros mots.

– Pourquoi cela?

– Pour une véritable misère, pour une chansonnette.

– Beau sujet de querelle, une chansonnette! Comment c’est-il arrivé?

– Voici comment. Piôtr Andréitch a composé récemment une chanson, et il s’est mis à me la chanter ce matin. Comme je la trouvais mauvaise, Piôtr Andréitch s’est fâché. Mais ensuite il a réfléchi que chacun est libre de son opinion et tout est dit.»

L’insolence de Chvabrine me mit en fureur; mais nul autre que moi ne comprit ses grossières allusions. Personne au moins ne les releva. Des poésies, la conversation passa aux poètes en général, et le commandant fit l’observation qu’ils étaient tous des débauchés et des ivrognes finis; il me conseilla amicalement de renoncer à la poésie, comme chose contraire au service et ne menant à rien de bon.

La présence de Chvabrine m’était insupportable. Je me hâtai de dire adieu au commandant et à sa famille. En rentrant à la maison, j’examinai mon épée, j’en essayai la pointe, et me couchai après avoir donné l’ordre à Savéliitch de m’éveiller le lendemain à six heures.

Le lendemain, à l’heure indiquée, je me trouvais derrière les meules de foin, attendant mon adversaire. Il ne tarda pas à paraître. «On peut nous surprendre, me dit-il; il faut se hâter.» Nous mîmes bas nos uniformes, et, restés en gilet, nous tirâmes nos épées du fourreau. En ce moment, Ivan Ignatiitch, suivi de cinq invalides, sortit de derrière un tas de foin. Il nous intima l’ordre de nous rendre chez le commandant. Nous obéîmes de mauvaise humeur. Les soldats nous entourèrent, et nous suivîmes Ivan Ignatiitch, qui nous conduisait en triomphe, marchant au pas militaire avec une majestueuse gravité.

Nous entrâmes dans la maison du commandant. Ivan Ignatiitch ouvrit les portes à deux battants, et s’écria avec emphase: «Ils sont pris!».

Vassilissa Iégorovna accourut à notre rencontre:

«Qu’est-ce que cela veut dire? comploter un assassinat dans notre forteresse! Ivan Kouzmitch, mets-les sur-le-champ aux arrêts… Piôtr Andréitch, Alexéi Ivanitch, donnez vos épées, donnez, donnez… Palachka, emporte les épées dans le grenier… Piôtr Andréitch, je n’attendais pas cela de toi; comment n’as-tu pas honte? Alexéi Ivanitch, c’est autre chose; il a été transféré de la garde pour avoir fait périr une âme. Il ne croit pas en Notre-Seigneur. Mais toi, tu veux en faire autant?»