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Pour une fois, Condé osa monter au créneau face à celui qu’il avait tellement désiré voir entrer dans la famille.

— Nous souhaitons seulement la préserver, monsieur le Cardinal. Elle semble en effet éprise de mon fils, mais Votre Eminence n’ignore pas qu’il n’en allait pas de même pour lui et il délire beaucoup trop souvent pour qu’elle ne se sente pas au moins offensée par ses propos. Surtout en entendant un nom qui n’est pas le sien !

— Celui de Mlle du Vigean, peut-être ? Il est vrai qu’elle est fort belle !

— Ce qui n’est pas le cas de notre petite duchesse, déclara fermement Charlotte de Condé. Il faut lui laisser le temps de grandir alors qu’on l’a mariée à l’âge ingrat. Mais Votre Eminence le sait puisqu’elle a compris qu’une séparation momentanée pourrait réserver d’agréables surprises !

L’œil d’aigle de Richelieu plongea dans celui de cette femme dont, à quarante-six ans, la beauté et l’éclat semblaient indestructibles. Il sourit :

— Surtout, si vous voulez bien, Madame la Princesse, lui donner quelques conseils lorsque je vous la rendrai…

— Je n’y manquerai pas… si Dieu m’accorde la grâce de remettre mon fils en santé !

On en douta longtemps. Pendant six semaines, Monsieur le Prince ne quitta pas le chevet de son héritier, tandis qu’à la chapelle se relayaient le groupe attristé des belles amies d’Anne-Geneviève et les compagnons de frairie – ou de champs de bataille ! – du malade. Il n’était plus question de tenir salon ou d’aller se réjouir l’esprit chez Mme de Rambouillet, où d’ailleurs un bulletin de santé était porté et lu à haute voix tous les jours.

En mars, on constata un mieux suivi d’une rechute qui parut d’autant plus grave que l’espoir était revenu. Cependant, début avril, la convalescence, la vraie, s’annonça. Il y eut d’abord une nuit que Louis dormit tout entière sans émettre d’autre bruit qu’un léger ronflement, après quoi, lorsqu’il ouvrit les yeux, chacun put voir qu’ils étaient clairs et ne chaviraient plus. Enfin il déclara qu’il avait faim et demanda à manger.

Comme on en était arrivé à ne plus croire à une possible guérison, les manifestations de joie furent d’abord discrètes, mais montèrent crescendo dès que Bourdelot et ses confrères eurent déclaré que Monsieur le Duc était sauvé !

Naturellement, l’heureuse nouvelle courut Paris et le lendemain même Mme d’Aiguillon ramenait sa jeune pensionnaire qui exigea d’aller embrasser son époux sur l’heure. Il fallut bien en passer par là, et chacun retint son souffle quand, avec l’impétuosité de son âge, elle se précipita vers lui les bras ouverts.

Anne-Geneviève, l’œil soudain étincelant, se signa précipitamment.

— Si ce soir ou demain il retombe malade, je la tue ! gronda-t-elle entre ses dents.

Mais ce retour n’eut pas l’air de perturber outre mesure le jeune homme. A l’entrée de Claire-Clémence, il se faisait lire Ibrahim ou l’Illustre Bassa, récent roman de Mlle de Scudéry, par le jeune Bouteville assis à son chevet. Il l’interrompit, salua sa femme, lui rendit son baiser, puis, sans l’inviter à s’asseoir, demanda à François de poursuivre sa lecture.

Voyant que l’adolescente était déjà prête à pleurer, Bourdelot se précipita et l’entraîna à part :

— Votre époux est encore très faible, Madame la Duchesse. Comme il ne peut quitter son lit, on lui lit des romans à longueur de journée et cela paraît lui convenir. Il ne faut pas lui en faire grief.

— Non, non, je ne le dérangerai pas. Je vais seulement reprendre possession de mon appartement… Mais je trouve qu’il a grossi !

C’était indéniable. Depuis qu’il était revenu à la conscience, Enghien dévorait littéralement. Ce qui ne laissait pas d’inquiéter son médecin, parce qu’il ne se levait que très rarement, d’où une intense faiblesse quand il était debout. En dehors de la famille, il ne recevait guère de visites, préférant de beaucoup ses lectures dont il fit alors une extraordinaire consommation  : on acheta neuf livres au libraire le 15 et deux le 18 avril, dont un en quatre volumes. Pareille boulimie alerta Bourdelot. Elle venait, selon lui, d’un désir farouche d’éviter les conversations. Il décida qu’il fallait « débrouiller la rate avec une tisane laxative », après quoi « Monsieur le Duc prendrait un bain, un jour de bonne humeur »… !

Ce fut peut-être ce jour béni à tous les sens du terme que Louis se fit conduire au manège voir travailler ses chevaux. Son père, enfin rassuré, partit vers le Languedoc où le Roi l’envoyait…

Le 25 avril, le considérant guéri, les médecins cessèrent de lui prescrire du lait d’ânesse, lui administrèrent une dernière purgation et le laissèrent vivre sa vie comme il l’entendrait… en priant instamment le Ciel pour que, à une occasion ou une autre, l’étrange maladie ne se manifeste plus…

Cependant, plus psychologue que la plupart de ses confrères, Bourdelot, que Mme de Condé interrogeait sur les effets de la présence de la duchesse aux côtés de son mari, lui répondit après avoir réfléchi un moment :

— Qu’elle soit auprès de lui le jour ne risque pas de le faire rechuter. C’est la nuit qui est inquiétante. Le duc ne voit aucun inconvénient à ce qu’elle soit près de lui, ni même qu’elle l’embrasse ou lui montre des marques d’affection car l’amour de cette petite est touchant, mais je ne sais trop ce qu’il adviendrait s’ils devaient partager le même lit.

— Vous savez pertinemment qu’il n’a jamais voulu y toucher. Pourtant, il est évident qu’elle a grandi et que ses défauts physiques s’atténuent… Il ne veut pas consommer son mariage pour pouvoir le rompre après la mort du Cardinal afin d’épouser celle qu’il aime.

— Qu’il aime ou non ne changera rien à sa répugnance. A dire le vrai, ce qu’il redoute par-dessus tout, c’est l’hérédité. M. le Duc est légitimement fier de sa lignée et de ses ancêtres. Or, la mère de Madame la Duchesse est folle… et il y aurait d’autres exemples dans sa famille. C’est l’idée d’avoir un enfant dément qu’il repousse si violemment !

— Qui ne le comprendrait  ? N’êtes-vous de cet avis ?

— Parfaitement, Madame la Princesse, et il n’est personne d’un peu de sens qui ne nous donne raison… sauf, bien entendu, M. le Cardinal ! Sa santé à lui semble s’altérer de jour en jour, mais son esprit garde son entière puissance. Il ne se contentera pas éternellement de l’état présent, même s’il n’est pas de jour où il ne fasse montre de sollicitude envers son « neveu »… Le bruit court déjà de son vif désir de voir les jeunes époux quitter cette demeure pour celle qui les attend rue des Bons-Enfants…

— Les travaux que j’ai ordonnés n’y sont pas terminés !

Bourdelot ne put retenir un sourire.

— Si Madame la Princesse le permet, je dirai qu’ils ne le seront pas avant un moment. Le Cardinal les fait refaire à mesure, estimant qu’ils ne reflètent en rien la splendeur digne de Monsieur le Duc et de Madame la Duchesse.

— Qu’ont-ils besoin de faste ? Mon fils se relève à peine de cette maladie et sa « femme » est beaucoup trop jeune pour savoir mener une maison de cette importance ! D’autant qu’avec le retour des beaux jours mon fils voudra sûrement se rendre aux armées. En tant qu’observateur sans doute, ses forces ne lui permettant guère d’assumer un commandement… Oh, et puis en voilà assez, monsieur Bourdelot ! ajouta-t-elle soudain en éclatant de rire. Vous savez ce que je pense de ce mariage… et que la santé de Son Eminence m’intéresse au plus haut point !

— Qui donc dans de telles conditions oserait vous en faire le reproche, madame ? En attendant, j’oserai, si vous le permettez, vous conseiller de rouvrir votre salon qui était si brillant avant le drame que nous venons de vivre. Monsieur le Duc apprécierait, je crois. Le temps des grandes lectures est révolu !