— Pourquoi pas ? L’atmosphère s’en trouvera allégée ! Pour commencer, nous allons, les filles et moi, faire visite à notre amie Mme de Rambouillet dont le salon est le meilleur endroit qui soit pour reprendre nos habitudes ! J’avoue volontiers éprouver un vif désir de me changer les idées ! Nous n’avons, jusqu’à présent, fréquenté que les couvents et les églises ! Et nous ne savons plus rien de ce qui se dit dans Paris ! Ma fille et ses cousines ont grand besoin de revoir le monde !
Si Anne-Geneviève montra quelque contentement au changement annoncé, Isabelle n’afficha qu’un plaisir de commande. Tous ces jours, elle les avait vécus dans un curieux mélange d’angoisse et d’attente. L’état dramatique de celui qu’elle aimait l’avait précipitée pendant des heures au pied des autels, implorant Dieu, Notre-Dame et tous les saints du paradis d’écarter de lui la mort mais aussi la folie que son étrange comportement laissait redouter. Par bonheur, tout rentrait dans l’ordre et les dames de l’hôtel de Condé allaient reprendre la vie brillante de naguère. A cette différence près que l’effectif s’était augmenté de Madame la Duchesse et de ses gens, et si vaste fût l’hôtel de Condé, on pouvait difficilement les oublier. Certes la jeune épouse n’était encore qu’une gamine, mais elle avait pleine conscience du rang où l’avait propulsée la volonté du Cardinal et ne permettait à personne de l’oublier, surtout pas l’escadron de jolies filles bien nées, amies d’Anne-Geneviève, parentes ou filles d’amies dont elle savait que la Princesse aimait s’entourer et qui entretenaient une atmosphère de gaieté, d’élégance et de culture à l’image de ce fameux hôtel de Rambouillet.
Une heure plus tard, le carrosse à six chevaux de la Princesse l’emmenait ainsi que sa fille et les trois Bouteville vers le lieu « de tous les délices »… en oubliant Madame la Duchesse !
— Elle vient de prendre médecine ! mentit effrontément le jeune François que l’on avait chargé de la prévenir, mais qui, à peine plus âgé qu’elle, la détestait pour la simple raison que sa seule présence avait failli mener au tombeau le grand cousin qu’il admirait de tout son cœur juvénile.
— Vous êtes sûr ? demanda Isabelle, amusée.
— Oh, tout à fait ! Je l’ai aperçue en arrivant chez elle étendue sur une chaise longue et plus verte que sa robe. Le blanc-manger du dîner peut-être ?
Anne-Geneviève se mit à rire :
— Il n’y en avait pas… et sa robe était bleue !
— Rien de moins flatteur quand on a mauvaise mine ! répondit le garçon en levant un doigt doctoral.
Chacune y mettant son mot, on riait franchement quand le carrosse franchit le portail d’un des deux hôtels dont se composait la rue Saint-Thomas-du-Louvre, l’autre étant celui de Chevreuse, inoccupé depuis la disgrâce de la duchesse3 .
C’est en 1608 que, voulant réagir par l’exemple contre la licence des mœurs et la grossièreté de ton qui régnaient à la cour d’Henri IV et de Marie de Médicis, Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet4 , ouvrit un salon où allaient se rencontrer pendant cinquante ans des gens du monde et des écrivains.
Ravissante mais de santé fragile, la marquise avait choisi de recevoir à demi étendue sur son lit dans ce qui ne tarderait pas à devenir la célèbre « Chambre bleue ». Rien de guindé chez elle, mais un goût raffiné qui charmait avant de retenir… Les murs et les plafonds étaient peints en bleu ciel. Des corniches descendaient des panneaux de tapisserie en brocatelle à fond or et bleu parsemés de ramages incarnats et blancs, alternant avec des tableaux représentant des paysages et des sujets mythologiques ou religieux. Sur le parquet couvert d’un fastueux tapis de Turquie, se dressait, surmonté d’un pavillon de gaze, un lit à pentes et à courtepointe en satin de Bruges broché d’or et passementé d’argent, où se tenait la maîtresse de maison, toujours vêtue de façon exquise… Un cercle de « chaises à vertugadin » et de tabourets couverts de housses en velours cramoisi frangé d’or entouraient ce monument. Posé sur une table d’ébène, dans une encoignure, un énorme chandelier d’argent supportant quinze bougies parfumées invitait à la rêverie. Par endroits, des guéridons et des consoles laissaient admirer des cabinets marquetés ou émaillés, des porcelaines de Chine et des figurines d’albâtre ou de lapis-lazuli. Enfin une magnifique corbeille de bronze et des vases de cristal recevaient chaque matin des brassées de fleurs fraîches…
Dans ce temple essentiellement souriant voué à l’art de vivre en « bonne » société, de s’y amuser en pratiquant le beau langage, les premiers visiteurs furent des amis comme l’évêque de Luçon devenu depuis le cardinal de Richelieu, le cardinal de La Valette ; une fort belle dame élégante et spirituelle, Mlle Reine Paulet, surnommée la Lionne à cause de son abondante chevelure rousse et de son esprit féroce ; des écrivains aussi, poètes ou autres : Malherbe, Racan, Conrart, Segrais, Vaugelas. A partir de 1630 environ, ces premiers fidèles firent boule de neige autour de la charmante marquise et de ses deux filles : Julie et Angélique. La première traînait après elle depuis des années un amoureux transi, M. de Montausier, qui ne savait que faire pour obtenir sa main.
La sincère amitié nouée entre la princesse de Condé et la marquise amena tout ce qui s’apparentait aux Condés et aux Montmorency. S’y joignirent le jeune Marcillac qui deviendrait duc de La Rochefoucauld. D’autres encore pourvu qu’ils eussent de l’esprit et fussent présentables. Du côté des écrivains, on vit venir Mlle de Scudéry, Maret, Ménage, Godeau (le nain de Julie !), Benserade, Gombaud, Malleville… Mais le chef d’orchestre fut incontestablement Vincent Voiture, même quand apparurent Corneille, Rotrou et Scarron, bossu tordu mais d’un esprit d’enfer, toujours accompagné d’une jolie fille que l’on appelait « la belle Indienne » parce qu’enfant elle avait séjourné dans les îles, et qu’il s’apprêtait à épouser5 .
En fait, chez « l’incomparable Arthénice » selon les Précieuses – qu’elle n’était pas mais qui cherchèrent à l’imiter ! –, on s’adonnait à la musique, on s’amusait à de petits jeux, on écoutait les « Lettres » de Voiture, les joutes courtoises entre les beaux esprits, et surtout on pratiquait l’art de la conversation…
Quand la princesse de Condé et ses filles pénétrèrent dans la Chambre bleue, l’agitation était à son comble parce que venait de se produire un événement majeur attendu depuis longtemps : l’olympienne Julie, dont c’était le jour de fête, avait trouvé sur sa toilette une véritable œuvre d’art : La Guirlande de Julie, recueil de madrigaux célébrant chacun une fleur. Ecrite et peinte sur le plus beau papier, reliée somptueusement, cette merveille avait coûté des années de travail à tous les poètes de la maison et une fortune au donateur, le marquis de Montausier, éperdument amoureux, qui, après avoir parcouru une à une chaque étape de la fameuse Carte de Tendre, s’était laissé imposer la création d’une œuvre magistrale s’il voulait que l’on considère d’un œil bienveillant sa demande en mariage. Pour sa part, il avait rédigé huit madrigaux et fourni le côté financier. Mais enfin le résultat était acquis et l’hôtel entier bruissait de l’événement que l’on allait fêter comme il convenait. La marquise elle-même était descendue de son lit, où elle siégeait habillée mais qu’elle ne quittait guère suite à sept couches dramatiques. Ce qui n’ôtait rien, la cinquantaine proche, à sa grâce ni à son charme.