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Elle était née à Rome, fille du marquis de Vivonne, ambassadeur de France, et de la princesse Giulia Savelli, et c’est elle qui avait fait construire sa demeure de la rue Saint-Thomas-du-Louvre après avoir abattu l’antique hôtel du Halde qui ne lui convenait pas. Il faut admettre que le nouvel hôtel de brique rose et de pierre blanche coiffées d’ardoises, entouré d’un joli jardin et augmenté d’une petite prairie adjacente, était des plus ravissants.

Les arrivantes furent accueillies en triomphe parce qu’elles comptaient parmi les étoiles de la maison et singulièrement Anne-Geneviève qui se laissait admirer avec une grâce nonchalante par une véritable cour. Venant après l’offrande de la Guirlande, la nouvelle de la guérison d’Enghien ajouta à la joie générale. On servit une collation accompagnée de vins d’Espagne à la santé du jeune héros… et aux futurs époux puisque la main de Julie devait récompenser son obstiné autant que fidèle adorateur. Il était temps d’ailleurs car, si elle était toujours belle, l’aînée des filles de la marquise comptait tout de même trente-quatre printemps. Les poètes, bien sûr, se lancèrent dans un festival d’improvisations qui, jointes aux rires et à la musique, emplirent la Chambre bleue d’un assez joli tumulte. Voiture promit d’écrire une ode vantant les mérites du jeune héros ressuscité et une de ses fameuses lettres célébrant le bonheur des futurs époux.

C’était à cette époque un petit homme de quarante-trois ans de santé fragile, frileux, gourmand mais ne buvant que de l’eau, coquet et particulièrement fier de sa moustache conquérante, avec cela nerveux, susceptible, prompt à rire et à railler. Par ailleurs sensible, dévoué et surtout avide de plaire. Fils d’un marchand de vin d’Amiens, il était entré au service de Monsieur, frère du Roi, après de bonnes études et, depuis près de vingt ans, il régnait sur l’hôtel de Rambouillet où tous en raffolaient et qui était devenu sa raison de vivre. Naturellement il aimait les femmes et, s’il lui arrivait de faire chorus avec les thuriféraires de l’olympienne Anne-Geneviève, c’était pour Isabelle qu’il avait un faible.

Tandis que, profitant de l’improvisation dans laquelle venait de se lancer Vaugelas, il griffonnait quelques mots appuyé sur une console, son regard se posa sur la jeune fille qui, assise à l’écart sur un tabouret à demi caché par l’un des rideaux, s’intéressait à l’entretien à voix basse que Marthe du Vigean – on avait eu la surprise de la trouver là accompagnée de sa sœur ! – avait avec Anne-Geneviève et qui s’achevait par la discrète remise d’un billet que la sœur d’Enghien ne semblait pas disposée à transmettre.

— Pauvre enfant ! murmura-t-il avec une compassion inattendue de la part de ce petit homme qui semblait rire de tout. Elle est bien innocente de croire que les amitiés d’enfance demeurent lorsque l’on devient femme !

— Que voulez-vous dire, maître Vincent6  ?

— Que je serais fort étonné si Monsieur le Duc recevait le billet qu’on lui destine !

— Pourquoi donc ? Ce ne sera pas le premier, et ma cousine a toujours favorisé les amours de son frère et de…

— Chut ! Pas de nom !

— Je n’avais pas l’intention d’en prononcer, mais je ne vois pas pourquoi on changerait d’attitude.

— Je vais essayer d’expliquer, encore que vous soyez bien jeune pour décrypter aisément les arcanes de l’âme humaine. Le… jeune homme est marié à présent.

— Justement ! Il est mal marié !

— Mais, à la réflexion, on ne trouve pas ce mariage si mauvais, parce que l’on est certaine que la malheureuse enfant ne pourra obtenir la moindre parcelle de tendresse de son époux…

— De toute façon, il ne souhaite que se démarier !

— Certes. Et de cela votre belle cousine ne veut pas !

— Et pourquoi ? Elle ne souhaite que son bonheur !

— A condition que ledit bonheur ne dépende que d’elle seule. C’est assez difficile à comprendre pour une jeune tête comme la vôtre, mais retenez bien ceci : cette belle princesse n’admettra jamais que son frère en aime une autre qu’elle !

— C’est absurde ! Pardonnez-moi si je vous semble malapprise – il ne s’agit pas des mêmes sentiments !

— Il arrive, dit-il gravement, qu’on les confonde… Vous qui êtes toute jeune… et ravissante, pourriez vous en apercevoir si d’aventure celui dont nous parlons se mettait à vous aimer plus que de raison ! Vous auriez là une véritable ennemie !

— J’en serais si heureuse qu’elle ne me ferait pas peur ! lança-t-elle étourdiment.

Il y eut un bref silence.

— Ah ! fit le poète avec une tristesse inhabituelle chez lui. L’idée m’en était passée par la cervelle parce que vos beaux yeux ne savent pas encore dissimuler, mais je me refusais à le croire. C’est pourquoi j’ai saisi l’occasion de cette petite scène que nous venons d’observer. Mais puisque je n’ai que trop raison, prenez soin de vous garder ! S’il arrivait que vous fussiez payée de retour, vous auriez tout à redouter !

— C’est gentil de m’avertir et je vous dis grand merci, maître Vincent ! Mais ceux de mon nom savent se battre ! Soyez certain que je me défendrai ! Il me reste à espérer que vous soyez un peu voyant – les poètes le sont souvent, n’est-ce pas ? – et à vous remercier de tout de mon cœur !

On en resta là. Mme de Rambouillet réclamait Voiture auprès d’elle et il ne put que se précipiter. Isabelle retrouva son tabouret où François la rejoignit presque aussitôt.

— De quoi donc pouviez-vous bien parler avec ce vieux Voiture ? Cela fait un moment que je vous observe et vous sembliez fort animés !

— Toujours aussi curieux, mon petit frère ? Nous bavardions à bâtons rompus. Pour nous distraire !

— Vous distraire ? Alors que vous évoluez dans le lieu le plus élégant de Paris et sûrement du royaume, où se passe tout ce qui donne du prix à la vie ? Où le marquis de Montausier vient, après des années d’efforts, de conquérir la belle de ses pensées ?

— Vous avez raison de dire des années, car il y aura mis du temps, le cher homme ! Et sans nul doute beaucoup d’argent pour aboutir à ce beau résultat ! Et cette prouesse juste au moment où les printemps de sa dame commencent à passer fleurs et pourraient tourner feuilles mortes avant d’avoir donné le moindre fruit !

— Voulez-vous bien vous taire, mauvais sujet ! On aurait été mieux avisé de vous laisser à la maison, à lire des romans à votre sublime malade.

Le jeune Bouteville plissa son long nez et prit un air dégoûté.

— Ma foi, non ! Je préfère abandonner cette occupation à un autre avant que l’on ne me demande de laisser la place.

— Vous ? Un Montmorency ? Laisser la place ? Mais à qui, mon Dieu ?

— A l’ami de cœur, voyons ! Le ravissant marquis de La Moussaye que l’on a mis à notre service à Arras et qui ne cesse de nous couvrir de regards mourants !

— Et… l’on y répond, à ces regards ? murmura Isabelle avec une grimace.

— Plus ou moins ! Cela dépend de l’humeur ! Devant Arras, on remportait quelques succès ! La vie est rude dans les camps et il advient qu’on s’y réfère aux temps héroïques de la Grèce… ou de Rome !

— Pas vous, j’espère ! lança Isabelle saisie d’une soudaine angoisse… à laquelle répondit le rire moqueur de François :

— Ma foi, non, je n’ai pas de ces tendances… et j’ai la vie devant moi pour courir les filles. Ce n’est pas le cas de Monseigneur. Regardez un peu les choses en face, Isabelle ! Il est marié, contre son gré, à un laideron court sur pattes qui lui voue une passion telle qu’une nuit auprès d’elle l’a rendu malade à crever. Et, tant que le Cardinal sera de ce monde, pas question de s’en séparer ! Cela peut durer une éternité ! Rien de tel qu’un homme réputé mourant pour s’accrocher indéfiniment à la vie !