Plein d’espoir, et Claire-Clémence une fois guérie, Enghien avait repris sa vie de célibataire en se félicitant d’avoir si rondement joué sa partie, avec l’aide de Dieu peut-être, ce qui le confortait dans sa volonté de laisser sa femme vierge. Aussi fut-il fort surpris par la visite inopinée de son père et du langage qu’il lui tint :
— Les gens mariés doivent vivre ensemble et il serait temps que vous cessiez de vous tenir loin de votre femme. Vous avez accompli votre devoir envers elle durant sa maladie, ce qui est louable, mais maintenant vous devez habiter tous deux votre propre demeure : j’entends ce bel hôtel tout neuf où vous ne mettez jamais les pieds. A moins que vous ne préfériez la Bastille ?
— La Bastille ?
— Naturellement, puisque vous agissez en rebelle… Mais, rassurez-vous, les princes du sang y sont convenablement traités !
Peu tenté, néanmoins, le jeune duc choisit la cohabitation… qui ne serait peut-être pas très longue ? Et c’est ainsi qu’un beau soir, la petite duchesse revit l’époux qu’elle s’obstinait à adorer au seuil de l’hôtel de La Roche-Guyon dans lequel ils pénétrèrent côte à côte. Après quoi, dès le vestibule, il la salua… et fila droit à l’hôtel de Rambouillet où il était pratiquement certain de retrouver Marthe du Vigean. Il passa en sa compagnie une charmante soirée, emplie d’espérance, avant de rentrer sagement chez lui, mais pas dans l’appartement de Claire-Clémence, qui attendait pourtant tellement sa visite qu’elle pleura toute la nuit.
L’écho de ses larmes atteignit à la vitesse du courant d’air l’oreille sensible de Richelieu et Enghien n’oublierait plus, de sa vie, cette nuit de janvier 1642 où, tandis qu’une tempête de neige aveuglait Paris, le Cardinal manda à son chevet ce garçon devenu son neveu à son corps défendant et pour lequel il n’avait eu jusque-là que des bontés. Cette fois le rebelle allait entendre un autre langage :
— Monsieur le Duc, commença-t-il, voici bientôt un an que vous avez épousé ma nièce, et non seulement elle ne présente encore aucun signe de grossesse, mais en plus on m’assure que vous ne la voyez autant dire jamais… hors ce temps de maladie où vous avez assumé votre devoir de protection, ce dont je vous remercie. Mais ce n’est pas en tant que garde-malade que je vous ai choisi, et je vous croyais plus soigneux de votre nom !
Enghien, impressionné en dépit de son audace, ne pouvait détacher son regard de cette longue forme maigre au visage émacié encore aminci par la splendeur des courtines pourpres et des oreillers d’une blancheur éclatante. L’homme s’amenuisait en son aspect physique, mais l’esprit restait le même : intact, impérieux, dominateur. Ne sachant que répondre, le jeune homme se contenta de courber les épaules, en attendant la suite qui ne tarda guère :
— Demain, reprit le Cardinal, je rejoins le Roi à Fontainebleau d’où nous partirons pour le Languedoc où se lèvent des troubles. Voyez-vous, hier Sa Majesté me priait de vous emmener afin de vous attribuer, aux armées, un rang digne de votre vaillance et de votre nom… soucieux de se continuer ! Qu’en pensez-vous ?
Louis se sentit pâlir. C’était sa vie qui allait se jouer dans cette chambre.
— Votre Eminence devrait comprendre que le jeune âge de la duchesse…
— Balivernes, Monsieur ! Votre épouse va avoir quinze ans. Elle est en âge de porter un enfant. Encore faudrait-il pour cela que vous vous y employiez !
— Ma santé a occasionné des inquiétudes pénibles à mes proches, et je n’ai guère eu le temps de…
Avec effort, Richelieu se redressa dans son lit, foudroya le jeune homme du regard et pointa vers lui sa main décharnée :
— Assez, Monsieur ! Ne jouez pas au plus fin avec moi ! Le temps ne me semble pas vous faire défaut pour fréquenter la Chambre bleue de Mme de Rambouillet. Je sais ce que vous pensez, ce que vous attendez, mais ne comptez pas sur ma mort pour faire vos affaires et vous libérer du serment prononcé devant l’autel. J’ai la promesse du Roi. Vous n’obtiendrez un commandement digne de vous que lorsque votre femme attendra un enfant !
— Mais…
— Pas de mais ! Allez, Monsieur, et songez à ce que je viens de vous dire. Il vous faut choisir : la gloire et ma nièce à vos côtés, ou la piètre auréole d’un muguet de ruelle avec Mlle du Vigean – dont j’ai d’ailleurs bien meilleure opinion que de vous-même ! C’est une âme pure, droite. Seule votre passion la détourne de Dieu qui l’attire. Elle méritait mon respect. De là vient que je ne l’ai pas fait écarter de la Cour. Elle le mérite toujours : vous le lui direz… quand vous lui ferez vos adieux !
A reculons, saluant profondément ainsi qu’il convenait mais la rage au cœur, Enghien sortit de cette pièce où venaient de se briser ses rêves. Dans la cour sa voiture l’attendait. Il réfléchit un moment avant d’y monter. Puis, soudain déterminé, il s’y engouffra :
— Touche à l’hôtel ! hurla-t-il à son cocher. Je vais chez moi !
Il était tard déjà. La nuit était avancée et la plupart des Parisiens dormaient… N’attendant rien de particulier, Claire-Clémence en faisait autant, mais elle s’éveilla en sursaut quand Louis, aussi pâle qu’un mort, entra chez elle avec fracas.
— Par ordre du Cardinal, votre oncle, je dois vous faire un enfant, Madame ! Eh bien, me voici !
A l’aube il la quitta sans un mot pour regagner sa propre chambre. Et cette fois, elle éclata en sanglots désespérés. Oh, elle était bien réellement devenue sa femme, mais de cet instant dont elle avait tant rêvé elle ne retirait que souffrance et humiliation. L’homme qu’elle avait idéalisé, adoré à l’égal d’un dieu, l’avait traitée cette nuit comme une fille dans le fracas d’une ville prise d’assaut… Sans pitié pour sa jeunesse ni sa pudeur, il s’était comporté en soudard. Le prix de la terrible leçon infligée par le Cardinal, c’était elle qui venait de le payer.
Son « vainqueur » était à peu près dans le même état qu’elle. Rentré dans son appartement, il se lava entièrement – ce qui ne lui arrivait pas souvent ! –, changea de vêtements. Puis, prenant une plume et du papier, il traça un bref message à l’intention de Richelieu, trois mots seulement : « Vous êtes obéi ! », et sa signature. Il scella sa lettre, l’envoya porter au Palais-Cardinal et alla s’effondrer sur son lit en sanglotant. Pour lui tout était consommé !
Le mélange de sangs dont il ne voulait à aucun prix, qu’il avait tellement redouté qu’il en était tombé malade, était accompli. Même s’il ne parvenait pas à l’expliquer, il était sûr qu’un enfant naîtrait de cette nuit cauchemardesque. Si c’était une fille, le mal serait moindre, mais, de toute façon, il n’était plus possible de revenir en arrière : son mariage ne pouvait plus être dissous. Jamais sa douce Marthe ne deviendrait duchesse d’Enghien ! Pire encore, il ne la verrait sans doute plus. En faisant allusion à sa piété, Richelieu n’avait qu’à peine dissimulé son désir de la mener doucement vers le couvent… Leur vie à tous les deux était irrémédiablement gâchée…
Il appela alors pour qu’on lui serve du vin… beaucoup de vin !
Personne ne parut. Entrant dans une rage folle, il empoigna le premier objet qui tomba sous sa main et, jurant comme un charretier en réclamant à boire, il l’envoya contre la porte au moment même où elle s’ouvrait… sur sa mère qu’heureusement le battant protégea.
— Vous voulez du vin, mon fils ? fit-elle de sa voix douce. N’est-ce pas un peu tôt ?
— Ni trop tôt ni trop tard ! Je n’en boirai jamais assez pour effacer la nuit infernale que j’ai dû vivre ! Par ordre… ajouta-t-il en serrant les dents si fort qu’elles grincèrent.