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Ainsi mourut à vingt-sept ans François de Montmorency, comte de Bouteville et de Luxe, seigneur de Précy, Blaincourt et Bondeval. Sa jeune épouse de vingt ans lui avait donné deux petites filles : Marie Louise, deux ans, et Isabelle Angélique, à peine un an. Le troisième enfant devait naître sept mois plus tard…

PREMIÈRE PARTIE

LES DAMES DE L’HÔTEL DE CONDÉ

1

Un seul regard !

La porte était mal fermée, mais l’eût-elle été complètement que cela n’eût pas changé grand-chose. La voix furieuse de Madame la Princesse1 devait retentir non seulement dans tout l’hôtel mais aussi jusqu’au fond des jardins. Aucun autre bruit ne se faisait entendre car chacun retenait son souffle.

— A genoux, ma cousine ! Vous m’entendez bien, ma cousine : il s’est traîné à genoux devant cet affreux Cardinal pour qu’il accorde à notre fils Enghien la main de sa nièce, une nabote de douze ans dont la mère était folle à lier ! Elle se croyait le séant en verre et n’osait pas s’asseoir par crainte de le casser ! Les beaux enfants que nous pourrons attendre d’une telle créature ? Le rang de mon fils aurait dû lui valoir la main d’une fille de sang royal ! Même si la naissance du dauphin Louis, il y a deux ans, et celle de Monsieur en septembre dernier nous ont fait reculer dans la liste des prétendants à la couronne ! Rien ne dit qu’ils atteindront l’âge d’homme !

— La Reine Anne peut encore avoir d’autres enfants, glissa doucement Mme de Bouteville. Sans oublier que Monsieur, frère de Louis XIII, est toujours bien vivant !

— Mais n’a pas et n’aura plus jamais de fils !

Charlotte de Condé cessa brusquement sa promenade agitée et s’assit auprès de sa cousine sans essayer de retenir les larmes qui lui venaient :

— Mon époux est un lâche, tout comme Monsieur ! Et il aime l’or par-dessus tout. Comment ai-je pu épouser cela quand j’aurais pu… j’aurais dû être Reine de France !

Mme de Bouteville retint un sourire. Cette chère Charlotte n’oubliait pas – et surtout ne permettrait jamais que l’on oublie – qu’à quinze ans elle avait suscité, chez le Roi Henri IV, une passion à ce point dévastatrice qu’il s’apprêtait à porter la guerre aux Pays-Bas afin d’en ramener sa bien-aimée que l’affreux Condé – le mari ! – avait emmenée de force pour la confier aux soins de l’infante Isabelle Claire Eugénie et à son mari, l’archiduc Albert, gouverneurs du pays pour le Roi d’Espagne. Un abominable scandale, une histoire délirante qui se laissait d’autant moins effacer qu’il avait fallu le couteau de Ravaillac pour y mettre fin2 … Finalement, Elisabeth de Bouteville se risqua à poser la question que, en dépit de leur amitié, elle n’avait encore jamais osée :

— Il vous aimait à la folie à ce que l’on m’a appris, mais vous ? L’aimiez-vous au moins un peu ?

— Moi ? Mais je l’adorais !

— Il avait cinquante-six ans et vous quinze ! Comment est-ce possible ?

— On voit que vous ne l’avez pas connu ! Cinquante-six ans, dites-vous ? Mais il était plus jeune, plus vaillant, plus gai, plus amoureux et plus tendre que n’importe quel jeune homme de sa Cour ou de celle d’à présent ! Le seul reproche que j’aie pu concevoir à son égard est de m’avoir contrainte à épouser Monsieur le Prince qui lui est son contraire, mais, le sachant adonné plutôt aux garçons, il espérait que notre mariage serait blanc ! Erreur fatale ! Il est mort… et je suis princesse de Condé !

— Et vous avez trois enfants que vous ne regrettez pas, je pense ?

— Bien sûr que non ! Ma fille Anne-Geneviève a la beauté d’un ange… encore que je ne sois pas certaine qu’elle en soit un malgré sa piété. Mon fils Enghien3 est franchement laid… Mais il est des laideurs qui subjuguent et son œil est celui d’un aigle. Il sera, je pense, un grand homme de guerre. Il est digne d’une princesse et son père veut le marier à la nièce d’un ministre qui a sur les mains le sang de votre époux et celui de mon frère chéri ! Grâce à lui et à notre « bon Roi », le seul Montmorency mâle qui demeure est votre jeune François auquel l’héritage a été refusé, à commencer par le titre ducal !

Mme de Bouteville préféra garder le silence. En dépit du temps écoulé – un peu plus de quatorze ans ! –, tout rappel du jour maudit de l’exécution réveillait une douleur endormie parfois, jamais éteinte. Venait s’y ajouter, cinq ans après la catastrophe qui l’avait frappée si cruellement : le frère chéri de Mme de Condé, le jeune et follement séduisant duc Henri de Montmorency, avait suivi le même chemin sanglant, mais cette fois pour trahison. Le duc – qui haïssait le cardinal de Richelieu – s’était laissé entraîner par Monsieur – duc d’Orléans et frère du Roi ! – dans une guerre ouverte contre le pouvoir royal.

Défait devant Castelnaudary et atteint de dix-sept blessures, il n’en avait pas moins été exécuté à Toulouse en 1632 – cinq ans après Bouteville ! –, tandis que Monsieur, fidèle à son habitude, abandonnait ses complices et se faisait payer sa « repentance ».

Cette mort avait resserré encore les liens entre Charlotte de Condé et la jeune veuve de l’impénitent duelliste. Se chargeant de leur avenir, Charlotte avait pris chez elle ses trois enfants : Marie Louise, Isabelle, alors âgée de quelques mois, et François, né après la mort de son père.

Ce faisant, elle entendait réparer une injustice tout en suivant l’élan de son cœur : outre le fait que les Bouteville étaient des Montmorency pauvres, l’exécution leur avait ôté, au bénéfice de la Couronne, la majeure partie de leurs biens, à commencer par leur hôtel parisien de la rue des Prouvaires, ne leur laissant guère que leur petit château et village de Précy-sur-Oise ainsi que quelques terres. Quant au testament du duc Henri4 , il avait été considéré comme nul tandis que les magnifiques châteaux de Chantilly, Ecouen et autres propriétés étaient confisqués à Charlotte de Condé…

Pour celle-ci, cette spoliation légale était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Son beau Chantilly où elle se plaisait tant ! Mal entretenu sans doute en raison de la ladrerie proverbiale de son père, cependant fort riche, elle y avait vécu, entre la profonde forêt, les étangs et les jardins, les douces heures de l’enfance, même après la mort de sa mère, par la grâce de sa tante Diane, duchesse d’Angoulême, qui s’était efforcée de protéger ses amours tellement inattendues avec le Béarnais et d’adoucir les débuts de son désastreux mariage avec Condé… Ce Condé qui, à présent, poussait la veulerie jusqu’à se traîner, lui prince du sang de France, aux pieds d’un ministre tout-puissant et d’autant plus détesté pour qu’il accorde à son fils – son espérance à elle – la main d’une gamine insignifiante parce qu’elle était sa nièce !

— Le sang des Bourbons mêlé à celui de l’ancien évêque de Luçon, le plus « crotté » de France !

Elle venait de penser tout haut et s’en aperçut quand sa cousine murmura :

— Mais enfin pourquoi ? Que peut-il attendre du Cardinal ?

— Sa fortune, voyons ! Le Roi a fait ce Richelieu fabuleusement riche tandis qu’il nous dépouillait, vous et moi ! Il pense – sans doute parce qu’on le lui a laissé entendre ! – que ce contrat de mariage fera héritière cette fille de peu !

— N’êtes-vous pas un peu trop sévère ? J’ai cru entendre que c’était une Maillé-Brézé ?