— N’a-t-on pas évoqué, je ne sais plus où ni quand, la demande du duc de Vendôme pour son fils cadet, le jeune… et très beau duc de Beaufort ?
En réalité, cette soudaine amnésie servait de paravent à l’un des nombreux papotages de François qui, n’eût-il été gentilhomme, aurait pu faire carrière dans La Gazette de Théophraste Renaudot. Mais apparemment la provenance du renseignement importait peu à la Princesse.
— En effet, soupira celle-ci, et je ne m’y serais pas opposée parce qu’il est joyeux vivant et d’une rare vaillance. N’est-il pas le petit-fils de mon si cher et si regretté Roi Henri ? ajouta-t-elle avec un soupir qu’accompagnait une larme au coin de ses beaux yeux. Par voie bâtarde malheureusement3 . En outre je ne suis pas certaine que ma fille l’eût accepté parce qu’il n’a aucune culture et que, selon ses goûts, un bel esprit eût été mieux venu !
— Et l’heureux élu de Monsieur le Prince en est un ?
— Que non. Mais c’est le plus beau parti de France ! Financièrement tout au moins ! Et de sang royal. C’est le duc de Longueville, prince de Neuchâtel, descendant du fameux Dunois, bâtard d’Orléans, mais dont la famille a obtenu, en… 1571, je crois, la qualité de princes venant immédiatement après les enfants royaux.
— D’un bâtard à l’autre, je ne vois pas la différence, remarqua Isabelle qui n’avait pas hérité de l’intérêt de sa mère pour l’histoire de France.
— Deux siècles et le titre d’altesses !
— A merveille ! Ma cousine va être enchantée !
— Cela m’étonnerait ! Le duc a quarante-sept ans, il est malade et fatigué. Veuf par-dessus le marché, et pourvu d’une fille, Marie d’Orléans, qui a tout juste un an de plus qu’Anne-Geneviève. Il est en outre l’amant de la duchesse de Montbazon qu’il n’a nulle envie de quitter, bien qu’elle le trompe avec François de Beaufort ! Pour ne rien oublier, j’ajoute qu’il est gouverneur de Normandie… et qu’il aime à y résider ! Qu’en dites-vous ?
— Si ce n’est pas un « bel esprit », ma cousine refusera et…
— … et nous allons vivre des jours abominables dans cet hôtel. N’oubliez pas que, mon époux étant gouverneur de Paris avec le chancelier Séguier pendant que le Roi est en guerre, il loge ici, ce qui est bien naturel. Et que père et fille n’auront que trop d’occasions d’échanger leurs points de vue ! Je le répète : nous n’allons pas nous amuser tous les jours ! Alors qu’au moins je garde auprès de moi votre sourire et l’inusable gaieté de François, mon gentil page !
En redoutant ce qu’allait être l’existence à son foyer pendant les dernières semaines de l’hiver et du petit printemps de cette année 1642, Charlotte de Bourbon-Condé faisait preuve d’une remarquable profondeur de vue pour une femme que d’aucuns jugeaient volontiers frivole et trop amie des plaisirs mondains. Ce fut une sorte d’enfer que, dans les débuts, elle s’efforça de fuir de son mieux en multipliant les visites à la chère Catherine de Rambouillet, escortée de la seule Isabelle et en laissant François à la maison, son œil vif et son oreille fine faisant de lui un observateur d’une qualité exceptionnelle.
Cela commença pendant le souper au soir du 1er mars, quand on eut apporté le dessert. Monsieur le Prince prit, devant lui, la coupe qu’un valet avait emplie du vin de Vouvray qu’il aimait particulièrement, et la leva d’un air riant :
— A présent, nous allons boire à votre bonheur, ma fille ! Il est grand temps de vous marier et je viens d’accorder votre main au seul qui par son rang soit digne de la recevoir !
Anne-Geneviève avait imité machinalement son geste. Elle reposa le verre sans y avoir trempé les lèvres et remarqua froidement :
— Vraiment ? A quatre ans, Monseigneur le Dauphin me semble un peu jeune pour briguer ma main.
Condé ne perdit pas une minute pour se mettre en colère :
— Le Dauphin ? Etes-vous folle, ma fille ? Vous avez l’âge d’être sa mère ! Le beau couple que vous formeriez là ! Mais on dirait que coiffer la couronne est en passe de devenir une manie, ici ?
La voix avait grimpé de plusieurs tons, aussi son épouse se lança-t-elle courageusement dans la bataille en gestation :
— Allons ! intervint-elle, avec son beau sourire. Vous ne devriez pas prendre ombrage d’une simple boutade dans laquelle vous ne devriez voir que l’orgueil d’être votre fille. Apprenez-nous plutôt qui est le prétendant qui a su retenir votre attention.
Du coup, l’aimable Condé tourna contre elle sa mauvaise humeur :
— Quelle mouche vous pique de faire la sucrée, Madame ? Vous le savez parfaitement puisque je vous ai prévenue du projet ! Alors dites ce qu’il en est à cette péronnelle !
— Je préférerais que ce soit vous, mais si vous y tenez ! Eh bien, c’est le duc de Longueville qui est, comme vous le savez, prince du sang et…
— Jamais ! Moi, épouser ce vieillard ?
— Vous êtes aimable, tonna Condé. Ce vieillard n’a que six ou sept ans de moins que moi !
Anne-Geneviève ne put retenir un éclat de rire :
— Je sais depuis longtemps que toutes les petites filles, lorsqu’on leur pose la question, répondent qu’elles souhaitent épouser leur père ! Mais seulement quand elles sont des bambines ! Et ce n’est pas mon cas !
— Cela vous a même bien passé ! grogna son géniteur. Encore quelques années et c’est sainte Catherine que vous coifferez et vous resterez vieille fille !
Sans en entendre davantage, elle se leva et plongea dans une brève révérence :
— Avec votre permission, Monsieur le Prince, je vais me retirer ! J’ai besoin de réfléchir… Mais de toute façon ce sera non !
— Vous n’en avez pas le droit ! Vous me devez obéissance absolue et vous le savez !
Mais déjà elle était sortie et Condé retourna sa mauvaise humeur contre sa femme :
— Voilà ce que l’on gagne à fréquenter les prétendus « beaux esprits », leur « Carte de Tendre » et je ne sais quelles niaiseries encore ! Il ne manquerait plus qu’elle soit entichée de l’un d’eux !
— Elle a trop conscience du rang où l’a placée sa naissance, comme je vous l’ai dit. Si elle aimait – ce que j’ignore ! –, ce ne pourrait être qu’un homme qu’elle puisse admirer…
— Longueville n’est pas un lâche ! Il sait se battre et commander. En outre, il est du sang d’Orléans qui fut élevé au trône en la personne de Louis XII. Enfin, il est fabuleusement riche, ce qui permettra à son épouse une vie fastueuse ! Votre fille devrait y être sensible…
Le débat fut clos pour ce jour-là, mais ce n’était que la première escarmouche. Anne-Geneviève se battit pied à pied sur la mauvaise santé du duc – ce à quoi on lui répondit qu’elle n’en serait veuve que plus tôt, sur sa liaison avec la duchesse de Montbazon qu’il ne voulait point rompre bien que la belle fût aussi celle de Beaufort dont elle était très amoureuse, sur la présence « incommodante » d’une belle-fille : ce qui lui valut d’entendre que Marie d’Orléans était la meilleure fille du monde et qu’elle s’entendrait certainement au mieux avec elle…
Naturellement elle se garda d’avancer une raison sentimentale, la seule qui lui fût sensible : elle aimait Maurice, l’aîné des fils du maréchal duc de Châtillon, qui lui vouait une réelle passion. Mais on lui eût renvoyé la religion. Les descendants de l’amiral de Coligny, assassiné pendant la Saint-Barthélemy, étaient évidemment protestants, tout comme l’étaient les Condés avant qu’Henri IV ne les oblige à la conversion ! La bataille n’en eût été que plus rude, même si, pour l’amour d’elle, le futur duc fût prêt à abjurer.